Extrait de la conférence L'aveu du Philosophe
donnée par Alain Badiou, le 11 novembre 2004
le texte complet se trouve à l'adresse : http://ciepfc.rhapsodyk.net/article.php3?id_article=40

 

Vignette n ° 6, dans le genre moral.

Après 68, dans ce qu'on peut appeler les années rouges, les années où nous faisons tous des trajets improbables, où nous inventons des choses inédites, où nous nous lions à des gens que nous ne connaissions pas, où nous sommes dans la conviction qu'un tout autre monde que celui de la destinée académique nous attend, nous nous lançons dans une entreprise politique avec bien des gens, avec quelques-uns, quelques-unes - je citerai dans l'ordre alphabétique Judith Balso, Sylvain Lazarus, Natacha Michel, Cécile Winter, et beaucoup d'autres sauront que je pense à eux - et nous continuons, à l'époque sous le signe du maoïsme, cette entreprise.

Mais ce qui m'a beaucoup frappé, l'expérience dont je veux ici parler, c'est l'expérience de ceux qui, à partir du milieu des années 70, ont renoncé à cette entreprise. Ils ont non seulement renoncé à cette entreprise, mais ils se sont lancés dans une renégation systématique de toute entreprise. Il ont retourné le propos contre lui-même. Ils ont dénoncé leurs propres illusions, se sont présentés eux-mêmes comme les renégats d'une opération terrifiante, renégation qui, à partir des nouveaux philosophes, à partir de la fin des années 70, petit à petit s'installe, se répand et domine. Et ceci est fiché dans la philosophie comme une flèche. C'est une question en soi, à savoir : Comment est-il possible que l'on cesse d'être le sujet d'une vérité ? Comment est-il possible que l'on rejoigne le train du monde, dans son opacité nécessaire, et que l'on retourne cette opacité - ou cette résignation - contre la levée inaugurale dont on était le témoin ou l'acteur ? C'est une question qui me hante depuis des années et, à certains égards, je ne fais, philosophiquement, que tenter d'y répondre. Y répondre dans l'aspect négatif de la question, mais aussi dans son aspect positif, qui se formule ainsi : quelles sont les conditions pour qu'existent tous ceux - mes amis, que je nommais, et les amis de ces amis, qui persistent dans l'invention - qui continuent à inventer la politique d'émancipation, qui sont fidèles, puisque continuer une chose c'est la réinventer et la transformer de fond en comble, mais en garder le principe ou la lumière ?

D'où vient que les uns, en quelque sorte, retournent dans la propagande de l'ombre, et que les autres, quelles que soient les difficultés, tentent de renouveler le propos créateur ? Cette méditation nourrit ma conviction que ce qui est constitutif de la philosophie, c'est de rester non pas seulement dans l'éclat de l'événement, mais dans son devenir, c'est-à-dire, dans le traitement de ses conséquences. Ne jamais revenir à la passivité structurelle. Que ceci est proprement constitutif de la philosophie comme pensée. C'est ce que j'ai appelé tout simplement la fidélité. Et la fidélité, elle fait noeud, c'est un concept qui rassemble le sujet, l'événement et la vérité. Elle est ce qui traverse le sujet au regard d'un événement capable de constituer une vérité.

Là encore, je songe à Platon. A la fin du livre IX de la République, Socrate répond à l'objection que la cité idéale dont il a tracé le plan, il est peu probable qu'elle existe jamais. C'est une objection massive que lui font les jeunes gens : « C'est magnifique tout cela, mais on n'en voit pas la couleur ! », objection qu'on nous fait souvent, et dont on a tiré le motif particulièrement médiocre de « la fin des utopies ». Socrate répond, en gros, ceci : que cette Cité existe ou puisse un jour exister, cela n'a aucune importance, car c'est à ses seules lois que l'on doit conformer sa conduite. C'est cela le principe de conséquence. Et ce n'est pas une question qui s'infère d'un problème d'existence ou d'inexistence.

Au fond, les renégats de l'après-68 ont constamment argué de la réalité contre l'illusion. Ils ont présenté leur devenir comme une conversion réaliste contre une illusion meurtrière. Ils ont argué en fin de compte de l'être contre le non-être. Mais la fidélité - ce que j'appelle la fidélité - c'est une conséquence du pensable et du vrai, et ça n'est pas quelque chose qui se consacre à la restauration oppressante de la réalité. Là aussi, le platonisme nous aide à penser la fidélité comme conséquence de ce qui peut-être a eu lieu, de ce qui sans doute a eu lieu, mais qui, pour autant, n'est pas ce qui constitue la massivité du réel.