Guy Berger

 

UNIVERSITÉ DE « GAUCHE »

ET RÉCUPÉRATION DES RAPPORTS DE DÉPENDANCE

 

 

 

10ème congrès mondial de Sociologie, Mexico 16-21 août 1982

 

 

 

Le travail que je présente fait partie d'une série d'études entreprises à l'Université de Paris 8, plus connue sous le nom de Vincennes, pour analyser le fonctionnement de l'Université et sa signification sociale et politique.

 

L'hypothèse générale en est qu'il existe une Nouvelle Division Internationale du Travail. Les pays du Tiers Monde – plus généralement les pays de la Périphérie – ne sont plus simplement des exportateurs de matière première et de main d’œuvre non qualifiée. Il sont devenus exportateurs de produits transformés ou semi‑transformés, les pays développés se réservant les technologie de pointe, le savoir-faire, sous la forme de brevets ou d'Usines "clés en main" et les industries de la communication, de l'information et de l'armement. Dans ce contexte, le formation joue un rôle nouveau qui apparaît à travers l'importance donnée à l'enseignement technique d'une part, en particulier par la Banque Mondiale, et à l'éducation des adultes comme à l'enseignement Universitaire d'autre part. C'est de ce deuxième point que nous allons parler.

 

Il faut cependant noter immédiatement que la mise en oeuvre du Nouvel Ordre Économique Mondial prolonge parfaitement les théories du développement, et s'articule sans conflit apparent avec la volonté d'auto‑suffisance et d'indépendance économique des pays en voie de développement. D'où l'importance d'une analyse qui irait au delà de la prise en compte des discours.

 

L'originalité de ce travail – si originalité il y a – est qu'il porte sur une situation paradoxale, c'est‑à‑dire sur une université qui a été considérée, à juste titre, comme l'un des centres intellectuels de la dénonciation de ce Nouvel Ordre Économique.

 

Présentation de Paris 8 ‑ Vincennes

                                                        

L'Université de Paris 8 n'est pas le produit direct des événements de 1968, elle est le produit du détournement, par ceux qui en ont été les premiers acteurs, d'une volonté gouvernementale de récupération des événements de 1968 :

 

‑ La mise en place de l'interdisciplinarité,

‑ La mise en place d'une pédagogie négociée entre enseignants et étudiants,

‑ L'ouverture systématique aux salariés,

‑ L'accès des non‑bacheliers, c'est‑à‑dire de ceux qui ont échoué au Baccalauréat ou qui n'ont pas fait d'études secondaires,

‑ L'importance majeure donnée aux sciences sociales, mais aussi aux langues vivantes, à l'étude de la société contemporaine et à l'informatique, sont l'effet d'une volonté étatique de modernisation et d'adaptation de l'Université.

 

Ce qui caractérise donc Paris 8 ‑ Vincennes, c'est la signification politique donnée à ces nouvelles orientations par ceux qui les ont mises en œuvre dans une sorte d'opération de détournement de la loi d'orientation de 1968.

 

Une deuxième caractéristique de Paris 8, c'est que le corps universitaire est à l'origine constitué par au moins quatre groupes hétérogènes et conflictuels :

 

‑ Le groupe des réformistes et des partisans plus ou moins explicites d'une pédagogie nouvelle à l'imitation du modèle des États-Unis, groupe qui a joué un rôle essentiel à !'origine du projet, même si la notion de réformisme est loin d'épuiser la complexité de leur position.

- Le groupe des militants de la gauche "traditionnelle" (P.S et P.C.) partisans de l'ouverture aux travailleurs de l'Université, mais en même temps du maintien des diplômes et de la "qualité" Universitaire.

‑ Le groupe des "Intellectuels de pointe", défenseurs de théories nouvelles et qui n'avaient pas encore accès à l'Université, telles que la psychanalyse lacanienne, la théorie du Texte en littérature, certaines écoles linguistiques, etc... partisans d'une université plus moderne et plus avancée, "plus intelligente".

‑ Le groupe révolutionnaire "soixante huitard" partisan de la destruction, de l'intérieur, de l'institution bourgeoise que représente toute Université, même, ou surtout, si elle se donne comme "expérimentale".

 

Il va sans dire que certains appartenaient simultanément à plusieurs groupes.

 

Une telle Université aurait été invivable – car détourner un projet de l'état est bien illusoire, et fonctionner à partir de quatre problématiques aussi différentes impossible – s'il n'y avait pas eu une troisième caractéristique : la population étudiante. L'originalité de cette population a été à la fois un des éléments essentiels des conflits qui ont marqué les premières années de l'Université, et une source d'unité à travers les pressions qu'elle a exercées. La population étudiante peut être décrite à travers les données suivantes :

  ‑ Sa masse : l'Université prévue et bâtie pour 8 000 étudiants a très vite atteint 30 000 étudiants. Les étudiants ont constamment défendu leur institution, qui pour beaucoup était le seul moyen d'accéder aux études supérieures.

  ‑ Le seconde caractéristique est le pourcentage des salariés qui va de 50 % à 85 % dans certains départements.

  ‑ La troisième caractéristique est le taux des non‑bacheliers qui a varié de 30 % à plus de 40 %.

En raison des deux caractéristiques précédentes, plus qu'une Université, Vincennes est une institution de formation d'adultes.

  ‑ Une quatrième caractéristique n'était pas prévue ni réellement voulue, elle concerne la masse des étudiants étrangers. Progressivement, leur nombre s'est accru jusqu'à atteindre 47 % en 1977‑78. La quasi-totalité venaient soit, pour leur majorité, de pays du Tiers Monde – dans l'ordre : Maghreb, Afrique Noire, Amérique latine, Moyen Orient –, soit de pays de la périphérie européenne : Portugal, Espagne, Grèce.

 

Un grand nombre de ces étudiants rassemblent les trois caractéristiques. Ils sont étrangers, non‑bacheliers, c'est‑à‑dire sans formation secondaire ou avec une formation secondaire incomplète, ils sont salariés reconnus ou clandestins

 

 

Une combinatoire de stratégies

                             

A partir de ces données, il est possible de montrer comment a fonctionné la combinaison des quatre stratégies suivantes :

 

– celle qui caractérise le Nouvel Ordre Économique Mondial.

 

– La stratégie nationale qui, dans le domaine de l'acceptation de l'immigration, a fluctué d'un accueil très large jusqu'en 1973 à des restrictions puis à un rejet et à une série d'expulsions dans les années 1978‑80. Cette même politique, dans le domaine dit de la "Coopération" c'est‑à‑dire de la défense de la langue, de la culture, de l'économie et de l'impérialisme français, a été relativement constante.

 

 – La stratégie de l'Institution qui, en défendant son droit d'accueil sans restriction et sans prérequis aux étrangers, et en particulier à ceux qui se présentaient comme réfugiés politiques, est devenue un pôle du Tiers‑Mondisme en France.

 

– La stratégie des individus, c'est‑à‑dire celle des étudiants étrangers pour lesquels l'entrée à l'Université était le seul moyen d'accès à des études qui leur étaient fermées, non seulement dans leur pays, mais partout ailleurs, ou qui voyaient seulement dans l'accès à l'Université un moyen d'immigrer en France de manière semi‑légale.

 

Notre projet est de montrer comment la combinaison de ces quatre stratégies permet de faire de Vincennes un des lieux qui mettent en évidence le rôle de la formation dans le Nouvel Ordre Économique Mondial, et dans le maintien des rapports de dépendance entre le Nord et le Sud, ou entre le Centre et la périphérie.

 

Nous insisterons sur les points suivants

 

1) La majorité des étudiants étrangers qui viennent ou sont venus à Vincennes sont des étudiants qui se sont vu refuser, soit par leur échec dans l'enseignement secondaire, soit par l'application d'un Numerus Clausus, l'accès à l'Université. Leur inscription à Vincennes est donc une opération de rattrapage qui leur permet d'accéder aux diplômes et donc de faire partie de leurs bourgeoisies nationales. L'Université participe donc de fait à la production de la bourgeoisie des pays du Tiers Monde.

 

2) L'acceptation d'étudiants qui n'auraient pas pu accéder à l'Université dans leur propre pays a été vécue, non sans raisons, par ces pays, comme une véritable ingérence dans leur planification universitaire. Quelles que soient les critiques qu'on puisse adresser aux gouvernements des pays du Tiers Monde, et bien que l'institution Vincennes ait été en conflit violent avec son propre gouvernement, cette ingérence manifeste la possibilité pour un pays dominant d'intervenir, sans risque, dans la politique d'un pays dominé.

 

3) Les étudiants du Tiers Monde ne se sont pas distribués au hasard dans les différents départements de l'Université ; ils ont été peu nombreux dans les départements débouchant sur des activités professionnelles spécifiques telles que les professions de l'enseignement, ils sont allés massivement dans les départements producteurs d'idéologie : Sciences Politiques, Économie, Sociologie, et à un moindre degré, Urbanisme. Lorsqu'on a créé un département d'Administration Économique et Sociale, très vite, les étudiants du Tiers Monde ont constitué 95 % de la population de ce département. Quand nous pouvons les suivre dans leurs pays, nous les retrouvons dans les bureaucraties ministérielles, les appareils de planification d'étude, de gestion. C'est‑à‑dire certes pas parmi les propriétaires des moyens sociaux de production, mais avec une place dans les technocraties bureaucratiques, place qu'il faudrait analyser.

 

4) L'accueil fait aux réfugiés, la dimension politique de l'Université confirment le rôle privilégié des pays du Centre dans l'élaboration et la diffusion des idéologies, y compris des idéologies révolutionnaires. Vincennes a été et reste un des hauts lieux de l'élaboration et de la diffusion de certaines interprétations du marxisme, de la psychanalyse lacanienne, de l'analyse institutionnelle, etc... C'est souvent dans les pays du Tiers Monde, et en particulier en Amérique Latine, que ces théories vont se développer le plus et influencer le plus l'intelligentsia, mais à travers le mécanisme même de la répression politique, c'est en France qu'on vient participer à leur élaboration ou les découvrir.

 

5) Il y a actuellement une évolution assez forte de la population issue du Tiers Monde. Nous recevons moins d'étudiants non‑bacheliers, mais de plus en plus d'étudiants formés dans leur pays qui viennent préparer à Vincennes une Thèse de Doctorat. L'Université, d'université populaire se transforme donc insensiblement en université d'élite et de recherche. Une fois de plus, l'apprentissage fait à propos et parfois sur le dos de populations marginales et déqualifiées, ou bien avec des populations du Sud, permet la mise en place de formations de pointe au profit essentiel des pays du Nord.

 

6) Enfin, l'importance du nombre des ressortissants du Tiers Monde, les liens intellectuels et affectifs qui se sont liés entre enseignants et étudiants ont fait d'un grand nombre d'enseignants de Vincennes des agents qualifiés de la Coopération Française. Même les gouvernements qui ont récusé les diplômes distribués par l'Université de Vincennes comme celui de la Tunisie ou de la Côte d'Ivoire, ont fait de plus en plus appel aux enseignants de l'Université comme consultants, experts, etc ... De véritables contrats d'assistance ont été signés avec des Universités comme celles de Saint Domingue aux Caraïbes ou de Constantine en Algérie. Parmi les enseignants français qui participent aux activités de l'U.N.A.M. à Mexico, un bon tiers de ceux qui sont demandés dans le domaine des sciences sociales vient de Vincennes, alors qu'il y a 77 Universités françaises.

 

A partir de ces 6 points, nous pouvons donc déboucher sur les hypothèses théoriques suivantes. Nous en proposerons quatre, d'inégale importance :

 

1) Le Système de formation, lorsqu'il est assuré par des Universités du Nord, aboutit dans les pays du Tiers Monde, soit à la formation de technocrates, soit d’une bourgeoisie critique, mais qui, vu ses compétences acquises ou supposées, se retrouve dans les appareils bureaucratiques de gestion, de planification, de recherche, ou dans les appareils de diffusion de l'Idéologie.

 

2) Ce rôle est relativement indépendant du contenu politique des enseignements et des positions idéologiques propres des enseignants. Vincennes, université en rupture avec ses autorités nationales, a sans doute été un excellent agent de l'impérialisme français.

 

3) Le type de formation que viennent chercher dans les pays du Centre, en particulier lorsqu'ils le font dans le contexte d'une lutte politique, les étudiants du Tiers Monde, contribue à donner aux pays du Nord une sorte de Monopole symbolique ou réel dans la production des idéologies.

 

4) Le travail avec les ressortissants des pays du Sud, et parfois dans les pays du Sud, constitue pour les universitaires et les chercheurs un apprentissage et une valorisation de leur compétence dont, par un mécanisme pervers, le Nord risque d'être le bénéficiaire principal.

 

Cette présentation repose sur une imprécision terminologique volontaire. "Développés"/"en voie de développement", Centre/Périphérie, Nord/Sud ; mais nous avons voulu coller au discours de ce Nouvel Ordre International. Un travail plus approfondi serait nécessaire qui éclaircirait l'idéologie sous‑jacente à la nouvelle Division Internationale du Travail.

 

Le problème qu’elle pose est surtout qu'elle risque de conduire à un "pessimisme" aussi idéaliste que l'idéologie proclamée du Nouvel Ordre. Une analyse beaucoup plus fine est donc nécessaire, à la fois sur le plan empirique : étude sur le "suivi" des étudiants et sur les "contenus" effectivement véhiculés, et sur le plan conceptuel qui articulerait entre eux les couples impérialisme-dépendance, Centre‑Périphérie, développement‑sous‑développement. L'objet de ce premier travail était de mettre en évidence la contradiction d'un ensemble d'analyses politiques lorsqu'on "oublie de les appliquer" aux institutions qui énoncent ces analyses.