L’université face à de nouveaux publics

Guy Berger

 

 

Si l’arrivée de la formation continue représente une possibilité pour l’université de s’adresser à des publics de professionnels, en dehors du temps limité de formation supérieure initiale, il apparaît en réalité que l’université n’a jamais été complètement close sur son environnement, si bien que l’introduction de la formation continue ne peut être vue comme une absolue nouveauté à l’égard de laquelle on pourrait tirer des hypothèses totalement optimistes sans tenir compte des expériences passées. Cf. le dossier du CAIRE dans la revue «  l’éducation » de Juin 1968)

 

L’université ouverte à tous publics

 

Sous ce titre il faudrait pouvoir établir une histoire de l’université et de son ouverture à des publics adultes, en France mais également à l’étranger. Une formation universitaire destinée à des adultes existe déjà à Oxford en Grande-Bretagne dès 1890. En France on a créé une institution distincte : le Conservatoire des Arts et Métiers, notons cependant que jusqu’à la réforme Fouchet, les cours universitaires sont théoriquement des cours publics et que certains adultes ne s’en privent pas, surtout des personnes âgées. Enfin, il y a toujours eu un débat universitaire sur l’accès des salariés aux cours de l’université, débat largement antérieur à 1968. Par ailleurs, l’université Paris VIII, qui a délibérément ouvert ses portes à des salariés qui n’avaient pas le niveau bac, doit tirer les conclusions de ces dix dernières années d’expérience, conclusions qui ne sont pas nécessairement optimistes : de  nombreux salariés se sont inscrits, mais ils n’ont généralement pas continué au-delà de quelques mois d’essai et les salariés ouvriers qui étaient initialement sollicités ont eu beaucoup de mal à se maintenir dans un contexte d’étudiants plus classiques.

 

Si l’on regarde en effet les étudiants de l’université actuelle, on doit bien constater que deux populations sont présentes : les étudiants boursiers ou financés par leur famille, qui étudient à temps plein, et les étudiants salariés qui sont relativement nombreux mais qui doivent s’efforcer de réussir leurs études tout en ayant la charge supplémentaire d’une position de travail salarié, alors que rien de particulier n’est fait  franchement pour les aider à soutenir ce double rythme. On constate que si l’on regardait de près le nombre des étudiants salariés non déclarés, on pourrait peut-être aller jusqu’à 50% d’étudiants salariés. On constate aussi qu’il y a des chômeurs bénéficiaires d’allocation chômage qui viennent suivre des cours à l’université, ce qui est contraire à la loi.

 

Finalement, les inégalités à l’égard de l’université, en fonction de la position de salarié sont relativement importantes et le fait d’ouvrir l’université à tout le monde ne résout pas la totalité des problèmes puisqu’on ne tient pas compte de ces inégalités. Le dernier paradoxe est celui de constater parfois que seuls des salariés, en fait chômeurs à temps plein, peuvent consacrer tout leur temps à du temps d’études,  qui représente pour eux des sortes d’années sabbatiques, mais que cette « chance » risque de ne l’être qu’à court terme puisque ces gens viennent chercher à l’université les moyens de retrouver un autre travail, alors qu’il n’est absolument pas prouvé qu’un passage en formation universitaire débouche sur des filières professionnelles accessibles. Un discours trop général sur l’introduction d’une formation permanente comme occasion de renouveler l’ouverture d’un  enseignement supérieur universitaire est donc un discours relativement imprécis car il ne tient pas suffisamment compte des réalités de la population étudiante.

C’est dans un tel contexte que l’on peut analyser l’apport de la loi de 1971.

 

Apport de la loi de 1971 sur la formation continue

 

La loi de 1971 concerne évidemment la formation permanente et les étudiants en général mais elle s’intitule en fait « loi sur la formation professionnelle continue » et se situe seulement « dans le contexte de la formation permanente. Plusieurs conceptions ont en quelque sorte sous-tendu l’émergence de cette loi. Il semble que dans les années 70, post-68, il y ait eu deux idées fondatrice : d’une part, le souci, de l’ordre  de la justice sociale, de permettre aux défavorisés de la culture, grâce à la formation continue, de se constituer un bagage culturel, scolaire, et peut-être même universitaire de façon à se donner des armes égales par rapport à ceux  qui ont été favorisés dès le départ en poursuivant un cursus scolaire « normal ». On sait depuis que la formation permanente introduit ses propres effets d’inégalité et que l’effet de rattrapage, s’il n’est pas négligeable, est loin d’avoir été aussi complet que le souhaitaient les idéologues de la formation continue pour tout le monde.

 

Une seconde idée, davantage centrée sur la naissance de la crise ou sur la gestion managériale d’une société avancée, a été présentée comme une sorte de devoir national de mobiliser les forces productives de la nation afin qu’elles participent mieux à la croissance ou au développement post-crise. La théorie ici est celle des ressources humaines, de la constitution d’une sorte de capital humain dont on a grand besoin, qui s’est trouvé artificiellement limité par le malthusianisme scolaire et qui pourrait, s’il était mobilisé, modifier fondamentalement les perspectives de la production. N’oublions pas que le gaullisme et en particulier Pompidou poursuivent un vaste projet d’industrialisation de la France.

La crise pétrolière et le développement du chômage vont changer la donne.

En 1978, ou autour de cette date, une autre conception apparaît en raison de l’abandon de fait de la visée d’un plein emploi après cinq années de croissance régulière du taux de chômage : la formation continue devrait permettre de partager les bénéfices de la société sur le plan culturel. La perspective sociale de type compensatrice ou palliative redevient déterminante et on assigne à la formation permanente la mission d’aider les individus à se réinsérer dans une société qui bouge et à mieux profiter de façon permanente de l’apport des connaissances qui peut permettre de diffuser la formation. La majorité des moyens seront peu à peu détournés en direction des jeunes sans qualification et sans emploi et beaucoup d’actions ne sont plus « permanentes » que de nom.

 

On voit donc à travers ces commentaires que si la formation continue a certes été pensée comme un moyen d’élargir la fonction culturelle, sociale et économique de l’université, il faut bien reconnaître que cette loi se heurte à des obstacles tout particulièrement dans le dispositif institutionnel qu’ a choisi la France. En effet, si l’on regarde qui intervient dans la gestion des fonds de la formation permanente dans différents pays, par exemple en comparant la France et l’Italie en fonction du rôle joué par trois acteurs : les syndicats, le patronat et l’état, on voit qu’en France interviennent largement et de façon dominante le patronat et l’état, alors qu’en Italie, au niveau même de la gestion des fonds, les syndicats sont directement associés ; la maîtrise de l’emploi des fonds publics en matière de formation continue est dans ce pays directement confiée aux syndicats. On trouve des situations du même ordre dans les pays scandinaves ou en Allemagne fédérale.

 

Il semble bien qu’en France il faille encore porter un jugement relativement ouvert sur l’effet de renouvellement de l’université par le biais du développement de la formation continue. Certaines Universités comme Lille I ont été réellement transformées.

Que peut-on dire du cas de Vincennes, qui avait depuis longtemps ouvert ses portes à des étudiants salariés et d’autre part développé un service de formation continue ?

 

Le cas de Vincennes

 

Le projet de Vincennes a été celui d’une formation universitaire et continue ouverte aux travailleurs et entraînait la circulation importante d’étudiants d’un système à l’autre : du système formation continue au système formation universitaire lorsqu’on s’engageait dans des formations diplômantes, du système étudiant à celui de la formation permanente, quand on y trouvait des conditions plus favorables à son projet. On visait à utiliser la formation continue comme le lieu et le moyen d’une relation avec l’environnement administratif, social et économique. Il semble qu’il y a là un point effectivement nouveau puisque la formation continue s’est relativement développée de façon importante et autonome à l’intérieur de l’université qu’à la condition de trouver des clients, c’est à dire en prospectant les publics possibles autour de sa zone d’influence ainsi que les administrations et les entreprises susceptibles de financer des formations..

 

La formation continue, dans ces structures, introduit donc une fonction prospective dans l’université : il s’agit de penser les programmes en fonction des attentes des publics de l’environnement plus ou moins immédiat et des demandes potentielles de collectivités et d’entreprises. Il s’agit même de persuader ces collectivités, publiques et entreprises, pour étudier avec elles la mise en œuvre de programmes destinés à ces publics.

 

Par ailleurs, le développement d’un service de formation continue s’est fait dans un contexte expérimental puisque l’on ne savait pas très bien comment il devait être géré et dans un contexte d’autofinancement pour lancer l’expérience. C’est grâce à une série d’opérations réussies que la formation s’est développée en postes, en nombre de clients et en capacités de gestion. Il y a donc là un moment intéressant de renouvellement des pratiques universitaires en introduisant des secteurs d’expérimentations, d’auto-financement et de gestion nécessairement efficace. De même les pratiques de la formation continue ont ouvert l’université à des activités diurnes et nocturnes continues et non découpées en tranches horaires plus ou moins réduites (Vincennes pratiquait déjà des unités de 3heures en continu). Enfin, il y a un passage rendu possible entre les stages de formation permanente et l’obtention d’une validation en termes d’Unités de Valeur de la formation initiale.

 

On doit cependant noter que le lancement de la fondation permanente s’est fait principalement à partir d’un potentiel de savoir et d’expérience , que possédaient déjà une série d’enseignants généralement formés à la psychosociologie des groupes et appartenant en majorité au département des Sciences de l’éducation, ce qui a marqué durablement le service de formation continue de Vincennes-Paris 8 . Il s’agissait d’en diffuser les contenus à différents publics inhabituels de l’université. On s’est contenté de faire de la diffusion d’un savoir déjà constitué en direction de publics nouveaux. Le problème est celui d’un effet-retour : cette expérience en formation continue peut-elle aller jusqu’à faire s’interroger les enseignants sur les savoirs qu’ils diffusent et, en d’autres termes, provoquer une attitude de recherche sur les contenus mêmes de l’université ? Il est certain que certaines situations vont en ce sens, mais on ne peut affirmer qu’un courant de recherche ait été créé, dans l’Université, à partir du développement de pratiques de formation continue.

 

De plus, il semble bien qu’au fur et à mesure du développement de ce service de formation continue à l’intérieur de l’université, l’un de ses objectifs ait été, non pas de devenir de plus en plus expérimental, mais au contraire de plus en plus « respectable », de plus en plus normalisé et reconnu, c’est à dire que pour être habilités et validés dans le cadre des UV, de nombreux cours ont été rendus conformes aux exigences de l’université classique, ce qui a même pu aboutir à restreindre le potentiel d’innovation et de formation continue à l’intérieur de l’université.

 

Formation continue et développement de l’université

 

Le problème qui est ici abordé est celui de la participation de l’université, destinée au départ à des étudiants adultes, à la question du développement ou du redéveloppement en période de crise à l’intérieur d’une société.

 

 

L’une de ces questions est certainement celle de l’accès de différentes collectivités, économiques et locales, à la définition des objectifs d’une université. (…) Il semble qu’en France et à part l’expérience vincennoise, ce soit essentiellement l’entreprise qui soit partenaire privilégié de l’université. Dans bien d’autres pays, les partenaires sont beaucoup plus nombreux : syndicats, collectivités locales, administrations et différents milieux culturels. Il y a là un frein au renouvellement possible de l’université par la formation continue et au rôle de l’université dans le développement d’une société locale.

 

Un autre point est celui de l’accès des acteurs économiques à l’ensemble des ressources de développement que constitue le savoir, lequel est théoriquement stocké à l’intérieur de l’université. L’université réunit en effet trois fonctions : celle de la production de savoirs, celle de diffusion des savoirs, et celle de la mise à disposition de ces savoirs pour leur utilisation fonction qu’on ne peut confondre avec la simple diffusion destinée davantage aux pairs qu’aux partenaires sociaux. Il semble bien en effet que l’université puisse être considérée comme un centre de ressources multiples à disposition d’un environnement, cette mise à disposition déterminant elle-même un renouvellement du savoir. Si l’université est à l’écoute des diverses demandes émanant de publics extérieurs, elle devrait être en mesure de mobiliser différemment ces ressources, d’en créer de nouvelles et de les mettre à disposition des demandes. Ce serait là un grand dessein. On voit par exemple que dans le cadre de la formation continue les programmes, les modes pédagogiques sont clairement négociés entre enseignants, animateurs et stagiaires et aussi, parfois, commanditaires. La présence même souvent d’un animateur permanent en même temps que du porteur d’informations nouvelles introduit une tierce personne dans le rapport pédagogique, ce qui augmente les capacités d’évaluation et de discussion.

 

Mais il n’y a là que des indices intéressants d’un avenir d’ouverture de l’université aux problèmes de développement. Dans l’université, telle qu’on la connaît encore actuellement, si l’on a développé des zones partielles de formation continue, celles-ci sont restées relativement cloisonnées ; on n’a pas voulu concevoir la loi de formation continue comme un véritable outil de développement de l’université. Ceci supposerait qu’on forme les formateurs de l’université, que l’on évite d’accepter certaines actions  qui ont comme principale justification d’apporter des ressources économiques mais où la pédagogie est répétitive et les contenus toujours les mêmes. Un effet-retour sur la transformation de l’Université supposerait que l’on se serve de la formation continue comme d’un lieu de recherche sur les programmes à partir du recrutement de publics nouveaux et du débat instauré entre les enseignants et ces publics. Nous ne pouvons certainement pas dire que nous en sommes là.

 

 

 

CNRS. Centre d’études sociologiques

 Atelier : Formation, outil de développement ?  1983