Rémi Faucherre

 

Préhistoire de l'université de Saint Denis :

 

la naissance de Vincennes

(mai 1968‑janvier 1969)

 

 

 

 

Ce texte reprend des éléments du mémoire de maîtrise d'Histoire que j'ai réalisé en 1991‑1992 à l'Université Paris 7 (Jussieu) sous la direction de Michelle Perrot et avec l’aide de Bernard Weber. Il s'intitule "Atypie‑Utopie, Vincennes, naissance d'une université. Mal 1968 janvier 1969[1]

 

 

La naissance de Vincennes : mai 1968‑janvler 1969.

 

Pourquoi ces limites chronologiques? La limite amont me semble être le véritable démarrage du projet; Vincennes était certainement en germe avant 1968, mais la crise de mai a permis à ce germe d'éclore. La limite aval est représentée par la rentrée universitaire à Vincennes et cette rentrée marque une rupture en ce que la préparation qui précède diffère radicalement de ce qui, avec la présence des étudiants, va suivre. Il aurait pu être intéressant aussi de clore à la date de juin 1969 qui marque la fin de la première année universitaire: fondation et première année auraient formé un tout. J'ai choisi de ne m'intéresser qu'à la fondation et, du môme coup, j'ai un peu mis de côté le rôle considérable que vont jouer les étudiants à partir de janvier. Ce travail reste à faire.

 

Deux faits surprenants ont jailli des entretiens qui ont servi de base à ce  mémoire: d'une part, il reste très peu de documents écrits sur cette période; d'autre part, les étudiants en sont incroyablement absents. J'y vois deux raisons.

 

Tout d'abord, "1968" met en avant la parole, la communication orale et la spontanéité, un certain "désordre" ; l'esprit de l'époque n'était pas à figer un événement, à conserver une parole ou le souvenir d'un acte par écrit. Beaucoup de décisions concernant Vincennes ont été prises lors de réunions, assemblées ou concertations impromptues ou improvisées où le compte‑rendu était le dernier des soucis.

 

Ensuite, le projet Vincennes a été gardé secret (ou presque) par ses concepteurs jusqu'à la mi‑septembre. Ils avaient, semble‑t‑il, peur qu'en le divulguant il ne devienne la cible des acteurs de Mai et soit mis à mal sous prétexte qu'il était récupéré par le pouvoir. Ils auraient donc, volontairement selon moi, laissé le moins possible de traces écrites.

 

Les récits que j'ai recueillis se sont révélés assez différents de la tradition orale dont j'avais connaissance avant de commencer ce travail. Vincennes, restée dans certains esprits comme une sorte de mythe, aurait été bâtie dans l'euphorie de mai 1968 et notamment par le mouvement des étudiants et des travailleurs. Or, j'ai découvert une histoire différente. Le rôle des étudiants et des étudiants‑travailleurs ri' a été effectif qu'à partir de la rentrée de janvier mais il devient alors essentiel comme il l'a été pour les tout débuts de la naissance de Vincennes (mai / juin 1968). Ce qui est resté dans l'inconscient collectif, quelque opinion qu'on ait encore aujourd'hui de ce qu'a représenté Vincennes, correspond mieux à la période qui va suivre, au delà de janvier 1969.

 

L'écrit défaillant, nous reste la mémoire des individus. L'essentiel de mes informations vient donc quasi uniquement des témoignages oraux des ' tout premiers Vincennois !' : 28 entretiens dont 24 directement et quatre au téléphone. Ils ont été recueillis entre février et juillet 1992.

 

Qui sont ces personnes ? Je les ai reparties en 6 catégories dont le tableau suivant indique la ventilation. Il est important, en effet, de ne pas oublier en lisant ce travail le poids relatif de ses sources. Il est à noter que les enseignants sont sur-représentés.

 

 

                                                                                     Nombre          %

 

1)                   enseignants                                                    16            57,1

2)                   Ministère (ou apparenté)                                    5            17,8

3)                   étudiants                                                          4            14,3

4)                   personnel administratif                                      1            3.6

5)                   constructeur                                                     1            3,6

6)                   journaliste                                                        1            3,6

 

                      Totaux:                                                          28            100

 

Ce panorama de la fondation de Vincennes est donc essentiellement la vision qu'en ont gardée 24 ans après ces 28 témoins à travers leurs filtres, leurs oublis, leurs exagérations. Il arrive que les témoignages ne se recoupent pas ou bien laissent dans l'ombre un élément de ce puzzle compliqué aux interactions multiples. Ces conditions ne permettent une reconstitution que bien imparfaite émaillée d'approximations et d'incertitudes.

 

 

LA CRISE DE L'UNIVERSITE JUSQU'EN MAI 1968

 

Vincennes apparaît dans la ligne d'un processus de réflexion qui a démarré après la seconde guerre mondiale. La réforme Fouchet en 1966, les colloques de Caen en 1966 et d'Amiens en 1968 et les réflexions des syndicats, UNEF et SNEsup, ont préparé le terrain. Depuis les années 60, l'enseignement supérieur se porte mal. Mai 1968 met en branle toutes ces idées à travers plusieurs lieux de réflexion. En particulier, durant les mois de mai et juin 1968, se sont réunies à la Sorbonne des commissions par discipline qui analysaient et contestaient le système éducatif et proposaient des solutions pour le réformer. L'objectif était le même à la faculté d'Assas où se réunissait la CNID, Commission nationale interdisciplinaire, qu'on appelait plus familièrement "le groupe d'Assas". A Nanterre, pareillement, on a beaucoup réfléchi à la restructuration de l'Université. L'essentiel des grandes idées de Vincennes flotte dans "l'air du temps" au printemps 1968 cogestion enseignants‑étudiants, autonomie des universités, interdisciplinarité, suppression du cours magistral et de l'examen terminal, transformation du rapport enseignant / étudiant. On espère et on réclame une Université plus ouverte au monde extérieur, ouverte aux salariés, ouverte au reste de la planète, ouverte au temps présent.

 

 

LA RÉPONSE POLITICO‑TECHNICO‑ADMINISTRATIVE

(été‑automne 1968)

 

L'État

 

"Les élections de fin juin 1968 donnent une écrasante majorité au général de Gaulle. Le 10 juillet 1968, Pompidou est remercié et il est remplacé par Couve de Murville. Le 12 juillet au soir, le nouveau gouvernement est formé. Seule exception dans ce gouvernement très conservateur, le libéral Edgar Faure est nommé au portefeuille de l'Education nationale. Cette nomination apparaît significative d'une volonté de réformes" dit Assia Melamed.

 

Il apparaît difficile de réaliser à quel point le montage de Vincennes a été exceptionnel si on ne comprend pas de quelle confiance jouissait Edgar Faure auprès du général de Gaulle.

 

Le général était à double facette. D'un côté, c'était un homme d'ordre: il ne supportait pas que l'ordre ne règne pas; de l'autre. il avait du flair et il était ouvert au changement. Il était partisan d'une plus grande participation des étudiants à la marche de l'Université. C'est ce deuxième aspect de sa personnalité, qu'un homme, et le seul probablement du monde politique de l'époque, était en mesure de traduire dans les faits : Edgar Faure.

 

D'après les témoins, d'une grande intelligence, d'une grande ouverture d'esprit, il avait le désir d'innover. En témoigne sa réponse à une Assemblée qui réclame le retour à l'ordre: "c'est toute la société qu'il faut changer. Il faut une nouvelle conception de l'homme et des rapports sociaux". Il était de surcroît très habile: certains commentateurs l'ont qualifié de "magicien" pour la façon dont il est parvenu à obtenir d'une Assemblée aussi conservatrice le vote à l'unanimité de la loi d'orientation et un accord acceptable sur le projet d'une université aussi progressiste.

 

 C'est très certainement de la rencontre à la tête de l'Etat de ces deux hommes exceptionnels que beaucoup de choses, Vincennes en particulier, vont pouvoir se faire.

 

Le cabinet d'Edgar Faure

 

Edgar Faure est donc nommé au Ministère de l'Éducation Nationale le 11 juillet 1968. Son Cabinet, très rapidement mis en place, sera formé pour l'essentiel par son Directeur de Cabinet Michel Alliot, le recteur Gérald Antoine, chargé de mission, Jacques de Chalendar, conseiller technique et Yann Gaillard, Directeur adjoint du Cabinet (chargé des finances). Se joint à cette équipe un de ses amis de toujours, Robert Blot, dont le rôle, officieux, est mal connu mais sans doute important.

 

Pour faire passer les idées de son Ministre, notamment face à une majorité de droite, ce cabinet fait preuve d'une incontestable habileté politique. Il fonctionne au culot, emploie des procédures inhabituelles et parfois irrégulières, bouscule les habitudes, se comporte comme si les obstacles n'étaient là que pour être levés, faisant tout ce qui est nécessaire pour qu'ils le soient.

 

Surplus d'étudiants : besoin de locaux

 

Dans l'analyse que fait le Gouvernement de la crise estudiantine du printemps 68, la surpopulation des Universités apparaît comme l'une des raisons essentielles: les étudiants manquent de place, essentiellement en région parisienne. Ce constat, les gouvernements antérieurs à mai 68, comme le précédent Ministère d'Alain Peyrefitte l'ont déjà fait. En particulier, un nombre considérable de bacheliers avaient été reçus en mai 68 et il fallait donc prévoir pour la rentrée universitaire d'automne 68 un nombre de places bien supérieur à celui programmé initialement, 35.000 sans doute. Les chiffres diffèrent beaucoup suivant les sources, mais il fallait de toutes façons bâtir et offrir de nouveaux locaux à l'Enseignement supérieur.

 

Le ministère Edgar Faure reprend évidemment ce besoin à son compte

 

Bernard Gauthier se souvient que le Rectorat le Rectorat de Paris, partiellement chargé de résoudre ce problème, a été obsédé pendant tout l'été 1968 par la recherche de terrains disponibles.

 

 

 Le terrain de Vincennes

 

Le terrain prévu pour la future université appartenait à la Ville de Paris qui l'avait loué depuis quelques années à l'Armée; celle‑ci y avait installé des baraquements militaires. Lorsque, fin juillet, début août, le Ministère, qui recherchait donc désespérément des terrains, finit par trouver celui‑là, il obtint de l'Armée, après tractations, qu'elle le cède à l'Éducation Nationale. Mais il fallait l'accord de la Mairie de Paris. Bernard Gauthier raconte le moment fort de cette négociation: un cocktail organisé par Edgar Faure au Ministère, fin juillet début août, auquel il invite en grande pompe Frédéric Dupont, Député, Conseiller Municipal du Vllème arrondissement et M. Vallon, Conseiller RPR de la Ville de Paris. Le Ministre embrasse Vallon dés son arrivée lui disant d'entrée de jeu: "Je vous remercie pour les terrains que la Ville nous prête" ce à quoi le Conseiller de Paris, pris au piège, ne sait que répondre et n'ose pas refuser.

 

Selon Michel Alliot (mais il y a une autre version des faits), il était nécessaire que la Ville de Paris formalise cette décision de céder le terrain sans attendre la rentrée puisque les constructions devaient commencer tout de suite. Cet été là, beaucoup de Conseillers de Paris étant en vacances et ne pouvant donc pas être réunis, seul, le Bureau du Conseil pouvait l'entériner. Il n'avait pas la compétence juridique de vendre ou de louer ce terrain et, faute de mieux, adopta une solution bâtarde, louer ce terrain au Ministère, pour 10 ans.

 

La Loi d'Orientation

 

Dès le mois de juillet, Edgar Faure avait annoncé son intention de construire en France quatre établissements universitaires expérimentaux, Vincennes, Dauphine, Antony, et Marseille‑Lumigny. Vincennes était plus spécialement orientée vers une pédagogie novatrice; son enseignement serait pluridisciplinaire, Sciences humaines et Lettres; au départ, les sciences pures devaient être associées au projet.

 

Les grandes lignes de la loi d'Orientation sont présentées à l'Assemblée Nationale le 24 juillet. La version définitive du texte, élaborée pendant l'été, mise en discussion à l'Assemblée Nationale le 24 septembre, est votée à l'unanimité le 11 octobre. La loi est promulguée le 12 novembre 1968.

 

Elle est fondée sur trois grands principes, la cogestion, la participation et l'autonomie.

 

Désormais l'Université sera cogérée à la fois par les étudiants et les enseignants et une représentation importante des personnels ATOS, c'est‑à-dire du personnel qui n'est ni enseignant ni étudiant.

 

La participation s'exercera à plusieurs niveaux; des conseils permettront à ces personnels différents de s'exprimer et d'influer sur la destinée de l'Université. Au niveau national, le Conseil national de l'enseignement et de la recherche, lui‑même paritaire, composé d'enseignants et d'étudiants, sera consultatif. A un échelon local, les Conseils régionaux de l'enseignement supérieur et de la recherche, équivalents de ce Conseil national, auront à peu près les mêmes fonctions d'appréciation et de conseil. Ils seront composés à deux tiers d'enseignants et d'étudiants et, pour un tiers, de personnalités extérieures représentatives des collectivités locales et des activités régionales.

 

L'Université, autonome, sera désormais une institution à part entière: elle aura son propre statut, rie sera plus dépendante de l'État ni des différentes institutions : l'autonomie financière et l'autonomie administrative lui seront reconnues. Les décrets d'application de l'autonomie financière ont été bloqués jusqu'au-delà de 1969 au Ministère des finances. Cette obstruction administrative a déformé à long terme le sens de la réforme: les UER se sont organisées en bastions autonomes et l'Université y a perdu le jeu démocratique de la répartition des budgets qu'elle n'a jamais vraiment reconquis.

 

Ce monde universitaire que met en place le Cabinet d'Edgar Faure n'est plus en rien comparable à celui qui prévalait avant "les événements" Les étudiants et les enseignants participent au Conseil d'Université qui élit en son sein le Président d'Université; par rapport à celui des anciennes Facultés, cette nouvelle instance, le Conseil et son Président, acquièrent un pouvoir considérable.

 

Mais il ne s'agit pas seulement de pouvoir. La nature même de l'enseignement devenu pluridisciplinaire a changé: les anciennes Facultés, remplacées par des UER, Unités d'Enseignement et de Recherche, ont maintenant vocation d'associer autant que possible les disciplines autrefois séparées: Lettres, Sciences, Sciences Sociales, Sciences Humaines que l'Université a désormais pour mission de mixer en poussant les étudiants à établir le programme d'études qui convient à leurs aspirations.

 

Ce renouvellement implique une ouverture vers le monde extérieur. Participent à l'enseignement des enseignants associés qui viennent du monde socio‑économique, ou des intellectuels, des écrivains, des étrangers; peuvent participer aux différents Conseils des membres élus, des personnalités extérieures à la vie universitaire, des représentants des activités locales et régionales; l'Université, désormais libre de prendre contact avec ses homologues à l'étranger (elle n'a plus à en référer à une autorité supérieure) favorisera la mobilité au‑delà des frontières de ses étudiants et de ses enseignants.

 

Cet ensemble concrétise les propositions du Colloque de Caen. Le Ministère les a formalisées et rendues légales.

 

Bilan de l'action gouvernementale

 

Le bilan est à double facette et ce sont deux facettes contradictoires. Le Cabinet a tout fait pour que l'Université expérimentale soit créée avec toutes ses novations, première facette. Il a travaillé dans l'enthousiasme; il a soutenu le projet à fond; Vincennes est, d'une manière ou d'une autre, le "bébé" d'Edgar Faure. Mais on assiste, à partir de l'automne, de la part du Gouvernement et du Ministère à un revirement manifeste que l'on peut montrer en constatant certains points, et c'est la deuxième facette.

 

1) Le budget de Vincennes, à en croire un témoin crédible, n'est pas arrivé dans les délais prévus (hormis celui de la construction).

 

2) Le nombre de postes d'enseignants (240) a été divisé par 2 (120) même s'il existe à cette restriction des justifications ‑ et n'est revenu à son niveau initial que grâce à la mobilisation de Vincennes.

 

3) Les enseignants ont été nommés en retard (jusqu'en octobre 1969).

 

4) Les postes de personnel administratif ont été créés en retard : janvier 1969 au lieu de septembre 1968, comme il était prévu.

 

 5) Le principe de l'année continue (l'université en service toute l'année) a été supprimé; faute de moyens financiers, d'après certains.

 

6) Le décret de fondation de Vincennes a été bloqué pendant plusieurs semaines et n'a été signé que le 7 décembre par le Général de Gaulle.

 

7) La rentrée universitaire a été repoussée à plusieurs reprises, d'octobre au 13 janvier, alors que la faculté était construite dès la mi‑novembre.

 

8) R Las Vergnas se souvient (toutefois d'une manière imprécise) qu'un émissaire du cabinet de Couve de Murville est venu à Vincennes à partir de décembre 1968 et s'est employé de façon évidente à retarder le projet.

 

9) Le Gouvernement a tenté de transformer le projet d'université en un projet de centre supérieur de recherches (voir le chapitre sur les fondateurs). C'est probablement une des tentatives de changement de cap les plus importantes.

 

10) Le Gouvernement n'a pas fait de publicité pour le centre de Vincennes.

 

Ce revirement apparent peut, me semble‑t‑il, être expliqué par les très fortes pressions "anti‑Vincennes" auxquelles le Cabinet a été soumis dès la fin de l'été : de la part de la presse de droite, de l'Assemblée majoritairement gaulliste, de l'opinion publique, des étudiants gauchistes qui ont décrié cette Fac‑vitrine récupérée par le pouvoir, d'une importante frange du corps professoral de la Sorbonne, des milieux socio‑économiques et financiers, de certains conseillers du Premier Ministre Couve de Murville.

 

Il paraît clair que le Cabinet a hésité sur le projet. Mais je suis convaincu que s'il a hésité, c'est en raison des pressions extérieures qu'il a subies et non d'un changement d'attitude de son propre fait.

 

 

 Les fondateurs : une bande d'universitaires

 

Hélène Cixous et Nanterre

 

Il est vraisemblable, mais pas du tout certain, que la toute première pierre de Vincennes ait été posée à Nanterre en mai / juin 1968 par Hélène Cixous et son entourage. Elle était à cette époque maître‑assistant d'anglais, enseignait à Nanterre, annexe de la Sorbonne, et dépendait de l'Institut d'Anglais de cette même Sorbonne.

 

Elle y observe "les événements"% surprise par la tournure qu'ils prennent, par leur importance et surtout par le désir de destruction de l'Université qu'ils manifestent. Elle entend dire que le Ministère a l'intention de construire pour la rentrée 1968 des bâtiments à la périphérie de Paris, vraisemblablement en préfabriqué" ou en construction légère. Elle se dit qu'il faut ne pas laisser passer l'occasion, ne pas attendre que tout ce bouillonnement retombe et profiter de tout cela pour créer une université nouvelle et expérimentale. A‑t‑elle cette idée toute seule; l'a‑t‑elle eue au contact des étudiants de Nanterre, au contact de ses collègues de l'institut d'Anglais; ou au contact des différents "intellectuels!" qu'elle fréquente à l'époque ? L'a‑t‑elle eue par sa connaissance du système universitaire anglo‑saxon ? Toujours est‑il qu'elle en discute passionnément avec ses amis de l'Institut d'anglais, et essentiellement Pierre Dommergues, ainsi qu'avec Raymond Las Vergnes.

 

L'Institut d'anglais et Raymond Las Vergnas

 

Un des pôles majeurs de la fondation de Vincennes est en effet ce fameux Institut d'Anglais. Ses membres en seront les acteurs essentiels. Il était dirigé jusqu'en mai 1968 par Raymond Las Vergnas. Parmi les enseignants on trouve Hélène Cixous, Pierre Dommergues et Sylvère Monod; et en liaison avec cet Institut d'anglais, deux anglicistes, Bernard Cassen, à Amiens à l'époque, ami de Pierre Dommergues depuis le début des années 1960, et Jean Gattégno qui enseigne à Tunis cette année là. La plupart de ces enseignants avaient une excellente connaissance du système universitaire américain et même, pour le plus grand nombre, avaient séjourné voire enseigné aux États‑Unis. Le système américain servira de modèle pour Vincennes.

 

 L'Institut d'anglais est, d'autre part, géographiquement situé à quelques mètres de la Sorbonne, rue de l'École de Médecine et ce point se révèle important en ce qui concerne l'originalité du rôle qu'il a joué. La Commission d'anglais, qui faisait partie des fameuses Commissions de la Sorbonne et qui siégeait à l'institut, fut particulièrement productive. Des liens d'amitié s'étaient de la sorte tissés entre tous ses enseignants mais aussi avec les étudiants. On peut penser que cet ensemble de particularités a fait que ce noyau d'anglicistes constitue, à lui seul ou à peu près, les fondateurs de Vincennes.

 

Raymond Las Vergnas

 

Directeur de l'Institut d'Anglais jusqu'en mai 1968, il est élu dans des conditions inhabituelles, durant 'les évènements', doyen de la Sorbonne alors que Jean‑Baptiste Duroselle devient son premier assesseur (c'est‑à‑dire le vice doyen). Sans lui et sa personnalité, Vincennes n'aurait pas pu se faire. Il a la réputation d'être un homme très ouvert d'esprit et très diplomate. Il saura être à l'écoute des idées novatrices de son entourage et les faire passer auprès du Ministre. Il fut à la fois très critiqué et très approuvé. Les enseignants "de droite" l'ont appelé le "Doyen rouge"; ceux "de gauche" ont trouvé, pour certains qu'il n'allait pas assez loin, pour d'autres ont su très bien utiliser son pouvoir pour faire aboutir leurs demandes.

 

Les tractations du mois de 'juillet

 

Avant même qu'Edgar Faure ne soit nommé à l'éducation Nationale, Hélène Cixous, Pierre Dommergues et leur entourage avaient parlé à Las Vergnas de ce projet d'université expérimentale. C'est vraisemblablement en juillet que la conception pédagogique de Vincennes va s'ébaucher entre Dommergues, Cixous, Las Vergnas, leurs étudiants, leur entourage et (dans quelle mesure?) les membres du cabinet. Je ne suis pas arrivé à reconstituer ce qui s'est exactement passé (Il serait encore temps d'approfondir les conditions de cette genèse mais les mémoires faiblissent et les opinions se figent). Jusqu'en janvier, Las Vergnas est suroccupé; il fait trop de choses, en charge à la fois de la Sorbonne et du projet Vincennes; c'est sa plus grosse difficulté et il n'en manque pas. Le cabinet d'Edgar Faure organise durant ce mois de juillet des réunions de Doyens des Universités de la région parisienne, au Ministère, pour discuter de l'avenir de l'enseignement supérieur et des locaux à construire. Très vite, Las Vergnas, débordé, s'y fait remplacer par P. Dommergues. En même temps, le cabinet (en particulier ceux qui ont joué un rôle important pour la rénovation du système et la création de Vincennes, M Alliot, J. de Chalendar, le Recteur Antoine) prépare activement le discours d'Edgar Faure à l'Assemblée Nationale (24 juillet) sur la rénovation du système universitaire. Aux alentours de la fin juillet, Las Vergnas se fait aussi remplacer, par Duroselle cette fois, aux réunions du cabinet sur la rénovation du centre de l'OTAN situé porte Dauphine.

 

Le dernier élément majeur du noyau initial entre en scène fin juillet où il reçoit, en Ecosse, un coup de téléphone de Dommergues, son grand ami , lui disant qu'une université hors du commun est en train de se monter et qu'on a besoin de lui tout de suite. Il rentre d'urgence. Cet homme, c'est Bernard Cassen. C'est essentiellement sur les épaules de ces trois personnages que va se mettre en place la future université de Vincennes: Hélène Cixous, Pierre Dommergues, Bernard Cassen. Il faut certainement adjoindre à cette équipe d'enseignants une équipe d'étudiants. Il est difficile de reconstituer aujourd'hui leur apport mais ils semblent avoir été assez actifs dans la mise en place du projet durant ces mois de juillet et août, et même au‑delà. Aux alentours de la fin juin, Dommergues et Cixous ont réuni Michel Royer, Noëlle Batt, François Poirier et Francine Palant, qui étaient leurs étudiants et avec qui ils avaient établi des liens d'amitié; ils leur ont demandé de découper tous les articles portant sur l'enseignement supérieur parus entre début mai et fin septembre dans plusieurs journaux ; ils leur ont dit que "cela allait être utile" sans qu'ils aient jamais vraiment su à quoi ni même si leur travail aura servi. Il me semble évident qu'il leur avait été demandé pour argumenter la réflexion sur la rénovation du système et la mise en place du futur Vincennes. Ces étudiants et ces enseignants n'étaient probablement pas seuls; les autres me sont pour l'instant inconnus.

 

L'équipe d'enseignants sera étoffée en septembre: Sylvère Monod s'occupera du recrutement des enseignants et Jean Gattégno des inscriptions des étudiants et de l'administration; y jouera encore un rôle essentiel, le constructeur de Vincennes, Paul Chaslin ; il entre dans la course aux alentours du 20 juillet, nous verrons comment.

 

 

 "J'ai fait un rêve"

 

"J'ai fait un rêve"  : 24 ans après, Raymond Las Vergnas se souvient avoir démarré ainsi son entretien avec Edgar Faure, le lundi 5 août 1968. « j'ai fait un rêve j'ai rêvé d'une université complètement différente, où rien ne serait comme avant, d'une université où l'on pourrait faire des expériences, d'une université où…"   C'est en commençant par ces mots en effet que, ce jour-là, Las Vergnas présente à Edgar Faure la première ébauche de Vincennes. Dommergues, Cixous, Cassen et consorts, après divers réflexions et débats, avaient déjà présenté ce projet à Las Vergnas. Il s'agit d'établir à Paris ou sur sa périphérie une université:

 

‑ ouverte aux travailleurs et notamment aux non bacheliers

‑ cogérée par les étudiants et les enseignants

‑ prodiguant un enseignement interdisciplinaire et beaucoup plus souple; les certificats, supprimés, seraient remplacés par un système d'"unités de valeur".

‑ recrutant des enseignants compétents dans leur domaine, qu'ils soient ou non pourvus des diplômes actuellement exigés.

 

Edgar Faure est enchanté par le projet et, quelques jours plus tard, nommera Las Vergnas "Chargé de mission" pour le centre expérimental de Vincennes (nomination officialisée par le B.O. du 9 septembre 1968). Cette date du 5 août, un des seuls repères sûrs parce que vérifié par plusieurs sources, est à la fois symbolique et semble être le vrai coup d'envoi du projet Vincennes.

 

Au boulot !

 

Durant cet été 68, l'équipe initiale a beaucoup travaillé.

 

Raymond Las Vergnas, du fait de son statut, a été le garant de la légitimité de l'opération. C'est à lui que devront parvenir les candidatures des enseignants pour Vincennes; c'est lui seul qui pourra proposer les nominations des enseignants au Ministre. Mais, "patron" en titre, il a, en réalité et très vite, du fait de ses occupations, délégué le "pouvoir de terrain" à Pierre Dommergues, Hélène Cixous et Bernard Cassen.

 

 Jean Baptiste Duroselle a joué un rôle important dans les choix pédagogiques; c'est lui qui (avec Hélène Cixous, Pierre Dommergues, et probablement d'autres) eut l'idée de s'inspirer du système américain pour mettre en place le système des Unités de Valeur. Il sera, par la suite, Président du noyau cooptant.

 

Hélène Cixous avait, depuis longtemps, tissé de nombreux liens avec des "intellectuels". Durant l'été 68, elle contacta ses amis pour l'aider à concevoir la trame pédagogique de Vincennes, et aussi à choisir les enseignants qui formeront le noyau cooptant. Elle ne s'est apparemment pas beaucoup occupée de tout ce qui concerne la construction de Vincennes, ni de l'intendance ou du matériel et a été très peu en contact avec le Ministère, probablement par choix idéologique. Pour beaucoup, à l'époque, le Ministère était perçu comme la source de toute compromission, la Bête de l'apocalypse, le Diable.

 

Pierre Dommergues et Bernard Cassen se sont essentiellement occupés durant août et septembre de la construction de l'université. C'était l'urgence absolue: il fallait que les bâtiments de cette université soient finis pour la rentrée universitaire. En contact permanent avec Paul Chaslin, le directeur de la société qui construisait Vincennes, ils assuraient la liaison avec le cabinet du Ministre, donc avec l'équipe que constituait Michel Alliot, Jacques de Chalendar, Gérald Antoine et Robert Blot. Durant tout l'été 68, ils sont passés au Ministère, souvent tous les jours et au moins chaque semaine apportant une idée, un projet nouveau, les discutant accueillant toutes les propositions. Ils restent encore très surpris de voir à quel point leurs idées ont été bien accueillies.

 

Et c'est ensemble, Cixous, Dommergues et Cassen, qu'ils ont commencé à bâtir le programme pédagogique de Vincennes.

 

L'équipe se renforcera en septembre de Sylvère Monod. Raymond Las Vergnas, à qui il avait succédé comme directeur de l'institut d'anglais depuis que celui‑ci était devenu doyen de la Sorbonne, le contacte pour qu'il apporte sa contribution à la fondation de Vincennes. Il est intéressant de noter que, dans la deuxième quinzaine de septembre, Sylvère Monod a été convoqué par Pierre Dommergues et Bernard Cassen qui le connaissaient; ils lui ont posé beaucoup de questions sur son parcours, ce qu'il faisait... Il en a gardé le sentiment d'avoir subi une sorte d'examen de passage pour savoir s'il était un "bon Vincennois" c'est‑à‑dire, selon ce qu'il pense avoir été les critères de ses examinateurs, être visiblement de gauche, être d'esprit ouvert, réceptif à des idées nouvelles et surtout n'être ni opposé au mouvement de Mai ni anticommuniste.

 

Coopté de fait, Sylvère Monod se trouve, sans préparation particulière, responsable du recrutement des enseignants et de la mise en place du fameux noyau cooptant.

 

Jean Gattégno, enfin, dans l'impossibilité de continuer à travailler en Tunisie où il enseignait avec Michel Foucault, sera le dernier élément de l'équipe de départ. Un poste se libère à la Sorbonne; Raymond Las Vergnes le lui propose et il l'accepte ‑ il aura évidemment, par la suite, un poste à Vincennes. Entre autres parce qu'elle sait qu'il est enseignant en anglais, l'équipe "l'engage". Et c'est lui qui va s'occuper de tout ce qui concerne l'inscription des étudiants. Il prend en charge une importante responsabilité; importante car, à cet automne 1968, les inscriptions conditionnent d'une certaine manière l'ouverture de Vincennes (voir ci‑dessous le chapitre consacré au noyau cooptant).

 

Le centre névralgique de cette intense gestation est installé dans l'appartement d'un des fondateurs, rue Claude Bernard ; tout le monde s'y retrouve pour discuter, pour réfléchir, pour écrire, pour être en contact avec le cabinet, pour mettre en place toute cette machine, qui devenait Vincennes. On a hésité un peu, dans l'été, à installer la future université expérimentale Porte Dauphine, dans l'ancien bâtiment de l'OTAN ou dans le bois de Vincennes; finalement, on choisit le bois de Vincennes, entre autres raisons (sérieuses?) parce que cet appartement était beaucoup plus proche du bois de Vincennes que de la porte Dauphine.

 

L'équipe

 

Cette équipe restera en place relativement longtemps, quasiment jusqu'en décembre et conservera un pouvoir relativement important même une fois le noyau cooptant en place. Mais les choix à faire et l'évolution du projet rapprochent d'un coté Jean Gattégno, Hélène Cixous, Jean‑Baptiste Duroselle et de l'autre, Bernard Cassen, Pierre Dommergues et d'autres dont Michel Royer et certains enseignants communistes. Les désaccords portent d'abord sur l'importance des innovations pédagogiques ; certains ne souhaitent pas, en particulier, que l'université soit ouverte aux non‑bacheliers.

 

Ils portent ensuite sur la création d'un Centre supérieur de recherches. Ce projet apparaît à une date difficile à évaluer: l'hypothèse la plus vraisemblable est fin août. Bernard Cassen et Pierre Dommergues sont convoqués au cabinet par Gérald Antoine; il leur est signifié 1) qu'ils ne sont plus responsables du projet de Vincennes et que 2) le projet change de vocation. Il ne s'agirait plus de créer une université mais, dans les mêmes bâtiments, un centre supérieur de recherches ouvert aux étudiants à partir de la maîtrise. Cette idée avait été proposée par Jean Baptiste Duroselle. Surpris mais bien décidés à ne pas se laisser faire, Dommergues et Cassen se tournent vers le parti communiste, (à travers Guy Bois, responsable de la section du SNEsup de la Sorbonne) qui, après réflexions, décide de mettre tout son poids pour soutenir le projet Vincennes et leur action. Avec ce soutien et grâce à d'autres influences, Dommergues et Cassen retrouvent leur place. Il n'est plus question de Centre supérieur de recherches, mais bien d'une université. Pourquoi cet épisode? Le Ministère a probablement subi des pressions, de la part des enseignants conservateurs de la Sorbonne sans doute et notamment de leur vice‑doyen, Jean‑Baptiste Duroselle; s'ajoutant à d'autres (voir le paragraphe sur le cabinet) elles ont déstabilisé temporairement le Cabinet.

 

Les désaccords ont aussi porté, selon Jean Gattégno, sur la façon dont devait être gérée cette université. Certains qui ont qualifié Pierre Dommergues et Bernard Cassen de "gestionnaires", leur reprochaient de privilégier l'université pour elle‑même; il fallait qu'elle se fasse, qu'elle ouvre, qu'elle marche. Pour ceux que Jean Gattégno a qualifié d'anti‑gestionnaires, il était au moins aussi important que les décisions soient prises de façon relativement démocratique et qu'une gestion moins organisée laisse plus de place à de l'informel.

 

Jean‑Baptiste Duroselle, qui considérait que cette université avait pris une tournure un peu trop politisée, un peu trop gauchiste, a préféré abandonner le projet, alors qu'il était juste pressenti pour être le premier doyen de Vincennes ; au retour des vacances de Noël, après un jour d'enseignement, il a démissionné de son poste à Vincennes et a obtenu un poste d'enseignant à la Sorbonne.

 

 Jean Gattégno, lui, a démissionné de son poste de responsable des inscriptions lorsqu'il a appris que, sans qu'il ait été consulté, les inscriptions seraient closes aux alentours du 20 janvier et qu'aucune autre réinscription ne serait admise; mais il est resté partie prenante du projet et enseignant à Vincennes.

 

Finalement, juste avant la rentrée du 13 janvier, il a été décidé de mettre en place ce que l'on a appelé la délégation des dix, soit 10 représentants des départements. Cette instance, plus démocratique, devait gérer la rentrée universitaire et l'université au mieux en attendant que les étudiants et les enseignants au complet élisent le Conseil et le Président d'université; elle devait aussi préparer ces élections.

 

D'après mes sources, elle était constituée de Pierre Dommergues, Bernard Cassen, Hervouet, enseignant de chinois, Jean Cabot, enseignant en géographie, Michel Beaud, enseignant d'économie, Jacques Droz, enseignant d'histoire, Claude Frioux, enseignant de russe, Galissot, Gilbert Badia et Ghisselbrecht, ces deux derniers conférant, pour certains, du sérieux à l'image de Vincennes.

 

La commission d'orientation et le noyau cooptant

 

Je ne sais pas très bien d'où et de qui est venue l'idée. Le problème posé était de concevoir les enseignements et de mettre en place le corps enseignant qui adhère à cet enseignement, et les deux ex nihilo. Cela faisait longtemps que l'on n'avait pas créé une université de toutes pièces, et surtout créé un corps enseignant en l'espace de quelques mois. Il fallait donc inventer un mode de désignation des enseignants qui soit nouveau. Jusque‑là dans les autres universités, les enseignants en place dans l'université, "les anciens", cooptaient leurs futurs collègues. A Vincennes, il n'y avait pas d'anciens. Certains, qui firent pression, voulaient que les enseignants de la Sorbonne (qu'ils pouvaient considérer comme la "matrice") cooptent les futurs enseignants de Vincennes. L'équipe de départ refusa. Il fut donc décidé de mettre en place un noyau cooptant, c'est‑à‑dire un premier groupe d'enseignants chargés de recruter l'ensemble des enseignants de Vincennes.

 

 Qui a choisi les membres du noyau cooptant ? Il est difficile de le déterminer avec précision mais, grosso modo, ce fut l'équipe initiale. Hélène Cixous y a occupé une place prépondérante. Elle a pris notamment conseil auprès de Jacques Lacan ; elle a refusé sa candidature à Vincennes de peur que le statut de "non‑institutionnel" que, selon elle, il revendiquait et son poids intellectuel ne "démolissent" l'édifice. Elle a , par contre, sollicité et rendu possible la nomination de plusieurs lacaniens. Dans un premier temps, Jean‑Luc Godard avait été pressenti pour être le responsable du département de cinéma; c'est Marie‑Claire Ropars qui fut retenue.

 

Pour éviter l'arbitraire, il fut décidé qu'une Commission strictement consultative serait mise en place. Elle serait garante du bon fonctionnement du recrutement des enseignants, garante de la mise en place du noyau cooptant et de sa crédibilité. Sa tâche principale était d'examiner la liste du noyau cooptant. On l'appela Commission d'Orientation. Pour garantir un minimum d'objectivité, les membres de la Commission d'Orientation n'avaient pas le droit d'être candidats à Vincennes.

 

Cette commission n'a pas fonctionné longtemps après sa mise en place en septembre. Ses membres furent choisis, d'après Hélène Cixous, en fonction de deux critères: que le Ministère leur fasse confiance et qu'ils soient prêts à accepter la nomination d'enseignants "de gauche". Composée de 25 membres elle était présidée par Raymond Las Vergnas.

 

Tous les cooptants furent reçus individuellement par Hélène Cixous (et probablement par Pierre Dommergues et Bemard Cassen). Par contre, une fois le noyau cooptant en place, en règle générale, chaque département a désigné ses enseignants validés ensuite par le noyau cooptant. Le noyau cooptant aurait commencé à fonctionner vraisemblablement dès septembre. Il est clair que toute cette période a été vécue par ces premiers acteurs dans une très grande improvisation.

 

 

 Sur quels critères ont donc été choisis les enseignants de ce noyau cooptant ?

 

Très arbitrairement et très schématiquement sur des critères:

     ‑d'affinité : amis ou connaissances en communion d'idées

     ‑politiques : être gauchiste, ou communiste, ou ayant participé aux 'évènements' ou partisan de Mai 68.

     ‑de compétence

     ‑de cohérence: préférence pour les équipes constituées.

     ‑d'appartenance à un courant de pensée: structuralisme, lacanisme, existentialisme...

     ‑d'ouverture: aux enseignants étrangers, aux non enseignants ou aux enseignants associés.

 

Le noyau cooptant a comporté 39 membres, selon la liste la plus vraisemblable.

 

 

La course aux inscrits ‑ Les enseignants

 

A Vincennes, il avait été prévu 240 postes d'enseignants et 7.500 places d'étudiants. Or, fin octobre, début novembre, 3.500 étudiants seulement étaient inscrits. C'est pourquoi le Ministère décida, en invoquant cette raison et probablement en fonction des pressions extérieures dont j'ai déjà fait état, de diviser par deux le nombre d'enseignants (120). L'équipe enseignante se mobilisa très fortement. Tonka, étudiant, fit publier avec son aval, dans le journal Action un contre‑article sur Vincennes qui présentait l'université nouvelle comme une vitrine récupérée par le pouvoir, dans l'espoir de provoquer l'effet inverse: des inscriptions. Puis, pendant les vacances de Noël, elle organisa un battage publicitaire improvisé sur France‑Inter et d'autres médias, tout en maintenant le centre Censier exceptionnellement ouvert pour accueillir les inscriptions. Elle obtint gain de cause à la mi‑janvier où le chiffre recherché, 7.500 étudiants, fut atteint.; le Ministère rétablit les 240 postes d'enseignants.

 

Les enseignants des deux départements d'anglais et d'américain (anglo­-américain et études anglaises) se sont taillés, à l'évidence, la part du lion dans la répartition des postes; ils ont obtenu presque le cinquième de l'ensemble, ce qui s'explique très vraisemblablement par la composition de l'équipe initiale formée quasi exclusivement d'anglicistes.

 

 

 

LES MOYENS

 

 

L'intendance: finances et commerce

 

La construction de Vincennes a coûté à peu près trente millions de francs 1968. C'est ce que révèle Le Monde du 10‑11 novembre 1968. Je n'ai pu avoir de confirmation auprès d'aucune des personnes concernées. En tous cas, très vraisemblablement, Vincennes a coûté très peu cher et cela essentiellement grâce au travail des fondateurs qui ont tout fait pour baisser les prix dans toutes les négociations et sur tous les marchés.

 

L'administration

 

Le personnel

 

Jean Gattégno, sur le témoignage duquel je me base pour l'essentiel, fut désigné comme le responsable de l'inscription des étudiants et des problèmes administratifs.

 

De façon générale, on peut dire que les moyens en personnel ont été insuffisants et que le recrutement du personnel administratif a été assez improvisé dans un premier temps; on a souvent recruté des non professionnels. Dans un deuxième temps, à partir de la rentrée de janvier 1969, quatre professionnels de l'administration ont été détachés à Vincennes; deux venaient de la Sorbonne, les deux autres du Ministère.

 

Les inscriptions

 

Les inscriptions ont démarré le 2 octobre 1968 à Censier. Elles auront lieu à Vincennes à partir du 10 décembre jour ou l'Université ouvre ses portes aux étudiants. Elles ont été ouvertes aux non bacheliers de plus de 21 ans; la condition " salarié", qui apparaîtra au printemps 1969, reste pour la période antérieure parfaitement mystérieuse; je n'ai retrouvé aucune trace officielle ou officieuse qui la réclame pour l'inscription. Il en va de même pour l'examen probatoire (ESEU: examen spécial d'entrée à l'Université) que réclamaient les autres universités et dont la Commission était présidée par Las Vergnas : il ne sera jamais exigé dans la suite de l'histoire de Vincennes.

 

 La construction de Vincennes

 

Le témoignage de Paul Chaslin est irremplaçable : j’ai transcrit presqu'à l'état brut, en le réorganisant pour en faciliter la compréhension, ce qu'il m'a confié au cours de longs entretiens dont cette rédaction traduit bien mal la chaleureuse confiance.

 

L'entrefilet du "Monde" et les premiers contacts

 

C'est, d'après quelques recoupements, le 17 juillet 1968 que Paul Chaslin lit, dans le journal «Le Monde", un petit entrefilet en italique qui dit en substance: "Le Ministère de l'Éducation Nationale s'attend à (12.000) étudiants supplémentaires pour la rentrée. Le Ministère se demande où il va les accueillir. Il cherche des solutions de baraquements provisoires."

 

Le lendemain, donc le 18 juillet, il téléphone d'un café en face, à Gérald Antoine au Ministère et obtient de le rencontrer immédiatement. Il le connaissait pour avoir construit, deux ans auparavant; un lycée à Gien qui fait partie de l'académie d'Orléans dont Gérald Antoine était alors recteur. Ils avaient sympathisé et avaient préparé tous les deux le colloque d'Amiens de 1967‑68.

 

Au cours du rendez vous, le recteur Antoine va consulter dans le bureau voisin le principal conseiller d'Edgar Faure, le directeur du Crédit Foncier, Robert Blot. Ils reviennent ensemble. Paul Chaslin s'engage à construire sans problème 5000 M2.

 

Le lendemain, il est convoqué à nouveau au Ministère, à la DESSU[2] , par son directeur M. Reynaud. Paul Chaslin le connaissait déjà très bien; depuis une dizaine d'années, il avait construit pour lui différents lycées et collèges. M. Reynaud commence par piquer une colère; il est absolument impossible de construire une telle surface pour la rentrée et dans des prix raisonnables. Paul Chaslin continue à affirmer que c'est possible. Argumentant , Reynaud lui demande s'il a pensé aux amphithéâtres. Paul Chaslin réfléchit que pour les construire, il lui faut des structures d'atelier très larges; or, il ne sait pas si certaines sont disponibles à ce moment‑là. Il demande donc s'il peut téléphoner pour se renseigner. Reynaud l'invite pour cela à passer dans le bureau d'à‑côté, celui de sa secrétaire. C'est là que Paul Chaslin découvre, sur la table, des grandes feuilles sur lesquelles sont notés les noms de tous les constructeurs français, sauf le sien, avec les propositions de prix au M2 et les délais possibles. Personne ne remettait rien avant janvier. Tous les prix sont le double de ceux pratiqués habituellement. On a donc contacté tout le monde sauf lui ; et personne n'est capable de rendre dans les délais et à prix raisonnable. On lui annonce qu'une large structure d'atelier est disponible. Il en informe Reynaud et lui confirme qu'il peut construire ces 5000 m2 pour la rentrée universitaire; ceci parce que son entreprise GEEP pratique une technique qui lui est particulière, la construction industrialisée.

 

La construction industrialisée

 

La construction industrialisée se différencie de la construction traditionnelle d'abord par les matériaux utilisés: non pas le béton, mais le métal, surtout l'acier, et le verre; ensuite par le fait que la plupart des éléments sont construits en usine, essentiellement la charpente métallique qu'il ne reste qu'à boulonner sur le chantier. Il est alors possible de réaliser précocement la couverture ce qui permet de continuer à bâtir à l'abri. La construction en béton part du sol et il faut, à chaque étage attendre que le béton soit sec pour continuer. GEEP, ce qui le rend particulièrement performant, améliore ce mode de construction en intégrant trois activités en général séparées : les études préparatoires, la fabrication de certains éléments en usine et la mise en oeuvre sur le chantier.

 

Vincennes a été construit, pour tout ce qui concerne les poutres et charpentes, en acier, certains éléments en aluminium et les cloisons, en briques.

 

Les surfaces à construire

 

Au départ du projet, fin juillet, on avait affirmé à P Chaslin que 5.000 M2 étaient nécessaires. Quelques jours plus tard on lui annonce que ce n'est plus 5 mais 10.000 M2. Quelques jours plus tard encore, ce n'est plus 10.000 (on s'est aperçu que GEEP est capable de suivre) mais 20.000 M2; et finalement, P Chaslin construira 30.000 M2 pour Vincennes. Non seulement 30.000 M2, mais on lui demandera en plus, et il bâtira, et en même temps, dans le même type de construction, 10.000 M2 pour Clignancourt, autant pour Clichy et 10.000 M2 pour Asnières.

 

 Le programme proposé par le Ministère a changé sans cesse; il imposait des impératifs, tant de places d'étudiants, tant de places de cantine mais n'a jamais donné de directives précises. D'autre part, l'équipe pédagogique à l'initiative du projet , Dommergues, Cixous et Cassen, apportait chaque semaine des idées nouvelles qui imposaient des aménagements nouveaux.

 

La construction

 

Le 2 août, Paul Chaslin réalise les premières esquisses du plan masse.

 

Le 6 août, premier événement: la Conservation du Bois de Vincennes (de sa propre initiative?) interdit l'accès du bois aux engins. Il faudra 10 jours de négociations pour lever cette interdiction.

 

Le premier travail a été de démolir les hangars, presque jointifs que, pendant un siècle, les militaires avaient bétonnés et dallés : du 16 août donc, au 21. La date du premier coup de pioche est sujette à caution : le 21 août me semble plus probable.

 

Le 7 septembre le sous‑sol de la cuisine est creusé; le 9, P Chaslin ayant refait les plans du bâtiment d'accueil qu'il a inventé et auquel il tient, les remet au Ministère; le 14, J de Chalendar visite le chantier et le 18 démarrent les travaux du bâtiment d'accueil.

 

Le Centre universitaire comprendra plusieurs éléments.‑

 

‑ ce bâtiment d'accueil, comportant en étage, une crèche, avec jardin;

‑ cinq amphithéâtres, un de 500 places, trois de 250 et un de 170;

‑ deux restaurants universitaires; finalement, l'année suivante, l'un d'eux sera transformé en bibliothèque car les étudiants prendront l'habitude de manger sur le campus chez les vendeurs à la sauvette, sur les étals ambulants ... La bibliothèque initiale sera alors transformée en amphithéâtre.

  trois bâtiments d'enseignement sur deux niveaux comprenant des salles de travaux dirigés de 30 à 100 places;

‑ un bâtiment d'administration;

‑ une cafétéria.

 

 Il était prévu de construire une poste, une librairie et une banque, abandonnées sous la pression des étudiants gauchistes qui refusaient toute manifestation du capitalisme. Les bassins dans le patio, sont une idée de P Chaslin dont il se dit particulièrement content.

 

L'équipement

 

L'équipement de Vincennes a été conçu dès le départ comme témoin de la modernité: audiovisuel, informatique et laboratoire de langues. Aucune université française n'avait jamais été aussi bien dotée en laboratoires de langues ce qui témoigne de la participation des enseignants des départements d'Études anglaises et d'Anglo‑américain au projet. Toutes les salles de Vincennes étaient reliées à un réseau de télévision intérieure; à partir d'un studio central, la même émission pouvait être distribuée dans toutes les salles: GEEP avait déjà réalisé un collège audiovisuel à Marly‑le-Roy, en 1965, et d'après Paul Chaslin, l'a reproduit à Vincennes à plus grande échelle; cette information semble contredire les souvenirs de Michel Royer sur le rôle de Thomson dans l'équipement audiovisuel. Le studio d'enregistrement a fait des jaloux dans d'autres universités. L'équipement en informatique a, pour l'époque, été considérable: c'était la première fois qu'une université était dotée à ce point d'ordinateurs.

 

Toutes les salles de Vincennes ont été livrées, les meubles choisis par l'équipe initiale installés; tous les espaces ont été plantés d'arbres. Un an après, GEEP a rajouté une école maternelle et intégré à l'ensemble certains hangars que l'Armée a laissés à l'université.

 

Fin des travaux

 

Les travaux se terminent entre le 15 et le 20 novembre 1968, sans que j'ai pu déterminer la date exacte. Une semi inauguration devait avoir lieu fin novembre, à Vincennes, en présence d'Edgar Faure. Étaient présents P Las Vergnas, P Chaslin, A Peyrefitte et Jérôme Selité, futur administrateur de Vincennes et mari de Alice Saulnier‑Selité qui fera raser l'université 12 ans après; ils ont attendu le Ministre pendant deux heures; en vain. P Chaslin ne se souvient pas du motif invoqué pour excuser cette absence remarquée mais, de son point de vue, il ne faut pas l'interpréter comme un désaveu; il a donc remis les clefs de Vincennes à l'administrateur.

 

P Chaslin est fier d'avoir, sans conteste et pour la première fois dans l'histoire, tenu le pari de construire 30.000 M2 en trois mois. En effet, ce délai inclut non seulement la construction mais aussi l'étude du projet depuis sa toute première idée; de tels ensembles demandent habituellement plusieurs mois et plutôt plusieurs années; les médias de l'époque ne se sont pas fait faute de le remarquer. Tout s'est déroulé dans la fièvre, dans une ambiance survoltée; pendant trois mois les ouvriers ont travaillé jour et nuit. De surcroît, le temps est resté déplorable pendant la durée du chantier. "Je ne comprends pas comment nous y sommes arrivés; ce fut un tour de force".

 

 

 

L' ÉLABORATION DE LA PÉDAGOGIE

(Eté‑automne 1968)

 

J'ai tenté de relever la liste des particularités caractéristiques de ce qu'on peut appeler la pédagogie vincennoise. Elle décrit une situation qui correspond plutôt aux pratiques de cette université en fonctionnement qu'à sa conception. J'en ai peut‑être oublié. A ma connaissance, mais je n'ai pas étudié particulièrement cet aspect, toutes étaient conçues en janvier 1969. Mais une telle affirmation est, il faut le redire, trop brutale dans la mesure où elle nie la vie de l'université, nie le fait que la pédagogie vincennoise est née aussi de la réalité de Vincennes à laquelle s'est confronté un ensemble théorique; nie ce que vont apporter les étudiants.

 

 Interdisciplinarité

 

Le système des Unités de Valeur

 

Le système des Unités de Valeur (UV) a été calqué sur le système américain des 'credit unit ". Cette parcelle du savoir est bien plus réduite que l'ancien certificat, qui était lourd. Elle est mobile et s'ajoute aux autres UV pour former le diplôme. On ne peut pas la perdre ; elle est capitalisable.

 

Notation continue et nouveaux diplômes

 

L'examen terminal qui était vécu comme un couperet a été supprimé. Pour passer dans l'année supérieure, on tient compte de l'ensemble des notes obtenues durant toute l'année et portant sur des exercices de nature différente.

 

Le diplôme de fin de 1er cycle est supprimé. Le premier diplôme, la licence, se passe au bout de 3 ans. Il y existe, en fait, deux licences : la "licence d'enseignement" qui permet de se présenter aux concours d'enseignement et la "licence libre" spécifique de Vincennes qui ne permet pas de se présenter aux concours.

 

Interdisciplinarité

 

Le cursus n'est plus spécialisé; y sont mariées des disciplines différentes et qui entrent en interaction les unes avec les autres. On ne prépare plus la licence d'une seule spécialité, mais de deux (au moins) : la dominante (16 UV) et la sous‑dominante (14 UV), à l'intérieur desquelles plusieurs UV libres appartenant à d'autres champs disciplinaires peuvent être choisies : au total 30 UV. Les étudiants pratiqueront plus cette interdisciplinarité que les enseignants.

 

L'enseignement comme recherche

 

Nombre d'UV proposent aux étudiants de réaliser ensemble une publication de recherche pour la fin de l'année. La recherche, qui profite des connaissances déjà acquises par les membres de l'UV, contribue à l'acquisition de nouvelles connaissances.

 

 

 Rapports étudiants‑enseignants

 

Nouveaux rapports étudiants / enseignants et déhiérarchisation

 

Étudiants et enseignants voulaient à Vincennes échanger dans un rapport d'égalité. Le tutoiement quasi généralisé voulait marquer cette revendication. Les décisions prises en Assemblée générale ou en commission étaient prises à la majorité sans tenir compte du rang professoral.

 

Cogestion

 

Toutes les instances décisionnelles dans lesquelles les personnels ATOS[3] avaient aussi leur place étaient cogérées par les étudiants et les enseignants en proportions égales.

 

Suppression du cours magistral

 

Dans un certain nombre d'UV, le cours magistral a été supprimé et en général remplacé par un enseignement basé sur une discussion entre l'enseignant et les étudiants.

 

Petits groupes de travail

 

A l'ouverture de Vincennes, le principe de petits groupes de travail, 20 ou 25 participants, a été respecté. Par la suite, les effectifs étudiants trop importants n'ont plus permis ce mode de travail, pourtant considéré comme un progrès.

 

Ouverture

 

Ouverture aux non bacheliers salariés

 

C'est certainement l'ouverture aux non bacheliers salariés qui caractérise le mieux l'originalité et la novation de Vincennes. Le baccalauréat n'était pas exigé pour s'inscrire; l'examen spécial d'entrée à l'université (ESEU) prévu par la loi d'orientation n'a jamais été exigé; par contre il était nécessaire d'avoir été salarié pendant 2 ans et d'être âgé de plus de 21 ans. Durant plusieurs années, le tiers des étudiants environ a effectivement appartenu à cette catégorie. Pour leur permettre de suivre le cursus, certains cours avaient lieu le soir (et le samedi par la suite). Ce mélange‑confrontation salariés / étudiants a constitué une des grandes richesses de Vincennes. Beaucoup de refusés du parcours scolaire ont trouvé là une deuxième chance d'insertion sociale conforme à leurs aspirations.

 

Année continue et journée continue

 

Il était prévu qu'à Vincennes l'enseignement et la recherche se poursuivraient toute l'année, même l'été; ce principe d'année continue a été abandonné dès la rentrée de janvier et n'a jamais été repris, faute de moyens semble‑t‑il. La journée continue, essentiellement destinée aux étudiants salariés, a par contre mise en place dès la rentrée de janvier : l'université de Vincennes était ouverte de 8 heures du matin à minuit en continu.

 

Enseignement orienté vers les études contemporaines

 

Une des revendications essentielles des étudiants, l'ouverture au monde contemporain est devenu l'un des objectifs majeurs de l'enseignement de Vincennes. L'histoire ancienne, par exemple, était abordée sous un angle qui permette de mieux comprendre le temps présent.

 

Ouverture à l'ensemble du monde

 

Vincennes a été ouverte dès le départ aux savoirs des autres continents. Enseignants et étudiants étrangers y sont venus en grand nombre clans une dynamique d'échanges et de compréhension mutuelle.

 

Ouverture de l'Université à de nouvelles disciplines

 

Vincennes s'est ouverte à des disciplines qui, à ma connaissance, n'étaient pas encore enseignées à l'Université : le cinéma, arts plastiques, informatique (son enseignement était bien plus réduit ailleurs), urbanisme, psychanalyse ; pour la première fois l'américain, langue et culture, est mis en parallèle avec l'anglais..

 

 Mise en pratique de la théorie

 

Il s'agissait de "vivre le savoir", c'est‑à‑dire de placer les étudiants en situation d'expérimenter les théories enseignées et d'on construire la critique à partir des aléas de leur mise en pratique.

 

Ouverture aux enseignants associés et étudiants en fin d'études

 

Vincennes a donné la possibilité à des personnalités qui n'avaient pas les diplômes classiquement exigés d' y enseigner. Ainsi de plusieurs écrivains ainsi, de nombre d'étudiants détenteurs de la licence ou doctorants et qui continuaient parallèlement leur cursus.

 

 

 

L' APPORT ÉTUDIANT

(Automne 1968)

 

De tout l'été donc, les étudiants ont été quasiment absents; ils ont très peu participé, apparemment, à la fondation des universités expérimentales, à celle de Vincennes on particulier. Cette constatation m'a beaucoup surpris. Et lorsque j'ai demandé aux personnes que j'ai interrogées ce qu'il en était, la réponse a été quasi unanime: aucun, d'une part, n'avait de souvenir d'une quelconque action étudiante avant la rentrée de janvier 1969, et d'autre part, il était évident pour tous que la création de Vincennes était le fait du gouvernement et des enseignants et absolument pas celui des étudiants.

 

Cette ambiguïté mériterait certainement une recherche supplémentaire, approfondie, et notamment auprès de tous les acteurs de la cause étudiante (ce que je n'ai pas eu le temps de faire). Par contre, les témoins tombent presque tous d'accord sur le fait que les étudiants seront très présents et interviendront d'une façon très prégnante à partir du moment où ils seront rentrés à l'université en janvier 1969.

 

Deux entretiens cependant et cinq documents, dont un excellent, vont dans le sens contraire.. Les témoignages d'Assia Melamed et celui de Michel Royer, d'abord. Un tract diffusé par l'Union des étudiants communistes de Vincennes ensuite : il exige que les enseignants de Vincennes soient nommés non par le seul noyau cooptant mais par une commission paritaire composée du côté enseignant par le noyau cooptant et du côté étudiant par un groupe d'étudiants du même nombre (35 ou 39) élus par les étudiants. Puis, le Monde et le Nouvel Observateur , qui mettent en évidence le rôle joué par le journal "Action". Et enfin, document majeur, "Les 21 conditions des étudiants" paru dans Action de novembre 1968, que complète un article d'Hubert Tonka dans un autre numéro d'Action. Ce journal, fondé le 7 mai 1968 avec la participation de l'UNEF et du SNESup, se présente comme, et se veut, le journal de la contestation étudiante.

 

Les "2l conditions"

 

Pour l'ensemble de ces étudiants non communistes, le fait marquant avant janvier 1969, est la parution des "21 conditions", le mardi 5 novembre 1968, dans le journal Action . Elles sont signées par un comité d'Action Vincennes dont l'un des animateurs et le principal auteur du texte est Jean‑Marc Salmon. Leur texte est soumis à la discussion lors d'un meeting‑débat sur Vincennes organisé par l'AG des étudiants de Vincennes avec la participation du SNESup et du bureau de l'UNEF, le 6 novembre à la Sorbonne. Le premier paragraphe s'appelle : "Qui prendra le château de Vincennes?" Le début de l'article met en évidence que deux forces sont en présence qui ont essayé de prendre le pouvoir à Vincennes: d'une part, le gouvernement; d'autre part le mouvement des étudiants et des travailleurs. Les enseignants ne constituent pas une troisième force en soi; ils se placent, selon les individus, d'un côté ou de l'autre, en fonction de leurs affinités. Le texte dit (à quelques nuances près): « Nous avons gagné Vincennes en Mai Vincennes est une victoire du mouvement de Mai L'action du mouvement ne sera payante que s'il ne se laisse pas intégrer dans le cadre des institutions universitaires. On retrouvera cette question tout au long de l'histoire de Vincennes; les gauchistes refuseront systématiquement de s'intégrer à l'intérieur de quelque institution que ce soit et notamment de participer aux élections, ce qui sera lourd de conséquences; ce qui amènera, entre autres, à la mise en place, plus tard, à partir de 1971, des Commissions qui auront voix au chapitre sur toutes les décisions, même le budget, même la nomination des enseignants, la répartition des locaux . .... Le Conseil de l'Université, obligé de tenir compte de leurs avis ne fera très souvent qu'entériner une proposition émanant d'une commission.

 

Le texte exige l'ouverture de l'université aux ouvriers et que cette ouverture soit effective notamment en ce qui concerne le contenu du savoir qui circule dans cette fac. Le but est d'étendre le travail universitaire au terrain de la lutte de classe directe, par exemple, des jumelages Université-Usine et des actions effectives.

 

Il dénonce le fait que cette création de l'université s'est faite dans le dos des étudiants; elle a été entièrement cachée à tout le monde et notamment aux étudiants. Le pouvoir veut mettre les étudiants devant le fait accompli d'une faculté toute faite, avec un programme terminé, de façon à pouvoir restaurer l'autorité universitaire dans tout son arbitraire.

 

Il dénonce la notation continue qu'il considère comme un examen permanent qui transforme l'enseignant en un "flic!". Faire noter l'assiduité et la participation des étudiants au cours, c'est transformer les facs en lycées.

 

Il met en avant une revendication qui est vraisemblablement la plus importante, celle qui concerne la nomination des enseignants : le texte exige que les assistants, c'est‑à‑dire la majorité des enseignants, soient nommés par les étudiants Les enseignants, pour la plupart, y ont été opposés et jamais cette revendication, dans la suite de l'histoire de Vincennes, ne verra le moindre début d'application. Mais c'est celle qui a fait le plus de bruit.

 

Il situe ensuite les trois tendances, les trois positions qui s'opposent vis‑à‑vis de Vincennes. Celle du PCF et de l'UEC est d'accepter l'institution universitaire et donc, tacitement, l'idéologie de la promotion sociale par l'université bourgeoise. La seconde, d'extrême gauche, critique verbalement très violemment les propositions et les actions du pouvoir mais, dans le concret, ne fait pas grand‑chose. Cette dénonciation est soutenue par une analyse assez manichéenne. La troisième position aimerait mettre en place l'autogestion et donner tous les pouvoirs aux Assemblées Générales d'étudiants pour en faire "des micro‑ministères autogestionnaires". Ce manifeste des 21 propositions refuse d'adhérer à l'une de ces trois tendances, les dénonce et dit que la seule gestion, c'est celle de la lutte, que la seule autonomie concevable, c'est celle du mouvement étudiant. " L'Université est le lieu de conflits permanents dont les deux pôles sont le pouvoir et le mouvement. Notre rôle est d'exploiter ces conflits et de construire une université politique". "Vincennes sera de toute manière une université bourgeoise … la destruction de cette université n'est à long terme qu'un des enjeux de la lutte. Il faut se servir de cette université contre la bourgeoisie elle‑même et détourner au profit de la lutte les moyens pratiques et scientifiques de l'université?"

 

Le texte exige que l'Université devienne un lieu de contestation politique, un lieu dont le but serait de former les étudiants à la politique, de poser des questions sur ses rapports à la société, ses possibilités d'action pour la transformer, un lieu "politique" par définition, un centre de critique permanente de l'Université bourgeoise, que l'Université serve la réflexion et la discussion politique du mouvement, qu'elle soit une base pour la préparation des actions extérieures ; l'enseignement ainsi conçu permettra d'élever le niveau de compréhension théorique et de formation politique de l'ensemble des militants et étudiants, et permettra de mieux fonder la pratique du mouvement. Les gauchistes veulent donc se servir de Vincennes comme une base de formation politique, une base de débats d'idées d'où pourra repartir un autre Mai, une base à partir de laquelle pourrait démarrer la Révolution.

 

 

 

LA SITUATION A LA RENTRÉE UNIVERSITAIRE (janvier 69)

 

 

Les enseignants sont 240.

Les étudiants inscrits seront, le 27 février 1969, 7904. Vingt huit départements sont en place.

 

Un comité de dix enseignants gère provisoirement l'université.

Raymond Las Vergnas quitte ses fonctions et est remplacé par un administratif, Jérôme Séïté .

 

Très vite, des troubles éclatent; les étudiants et certains enseignants occupent des locaux fin janvier pour faire pression sur le ministère qui.... bref, la belle ordonnance mise en place par le Cabinet du Ministre et ses inspirateurs universitaires se met à bouger: les étudiants l'investissent et l'utilisent.

 

Une Vincennes différente commence....

 

 

 

 

CONCLUSION[4]

 

Ce travail n'est pas terminé: la gestation de Vincennes garde un certain mystère bien que sa durée ne dépasse pas 6 mois, période courte mais trop riche dans la mesure où, sur le sujet, les documents écrits sont rares. Les témoignages, source essentielle d'information, demanderaient une confrontation critique très fouillée. Le panorama qui résulte de l'état actuel de la recherche reste encore flou, incertain, approximatif .... Reprendre ces données, nombreuses, partielles et souvent partiales permettrait certainement d'éclairer bien des points encore douteux ou méconnus.

 

Et cependant .... Ce qui va se vivre à l'université de Vincennes à partir de Janvier 1969 est radicalement différent de ce qui se vivait jusque là dans n'importe quelle université française; et c'est aussi une rupture avec ce qui va se vivre dans les autres établissements universitaires à partir de ce moment là. Non que les grands principes de base de la pédagogie vincennoise n'aient rien à voir avec ceux des autres universités, ce sont, au contraire, exactement ceux prônés par la loi d'orientation, mais ce sont les enseignants et étudiants qui, en les mettant en oeuvre à leur manière, feront de Vincennes ce qu'elle a été.

 

Ce disant, je tiens à ne pas minimiser l'originalité du travail des concepteurs de Vincennes mais bien plutôt à souligner qu'ils ont marché de concert avec les concepteurs du Cabinet; que les uns comme les autres ont nourri leur inspiration au même sein, "l'air du temps"; et qu'ils se sont essentiellement comportés en accoucheurs, en interprètes d'une utopie qu'ils ont traduit en mots intelligibles et en gestes réalisables. D'une manière générale, l'université de Vincennes a mis en pratique ces principes pédagogiques bien plus radicalement que les autres; et bien plus tôt , en général un an avant. En cela, elle a été non seulement pionnier mais surtout terrain d'expérimentation. A l'extrême, certaines des idées qui y ont été expérimentées n'ont reçu quasiment aucune concrétisation dans le reste du système universitaire français.

 

"La naissance de Vincennes" est susceptible d'au moins deux lectures : celle, concrète, que tout un chacun a pu tenter entre mai 1968 et janvier 1969; et l'autre, assez différente, plus abstraite, qui est celle de son sédiment dans la mémoire collective de la génération qui l'a réalisée, la manière dont cette génération interprète, raconte, voit l'événement, 25 ans après, notamment en l'analysant probablement à travers des filtres, entre autres celui de l'affectivité. Cet article relève plus de la seconde lecture que la première.

 

Les "tout premiers Vincennois", aujourd'hui encore, manifestent dans les récits que j'ai pu recueillir, tous sans exception, une envie de témoigner comme si chacun sentait, plus ou moins consciemment, que quelque chose d'important est en train de se perdre, d'être effacé par le temps ou tout au moins d'être perdu pour ceux qui ne savent pas.

 

Bref, nos aînés de mai, en quelques mois, ont fait surgir une université ouverte à tous, étudiants et travailleurs, un tout autre rapport au savoir basé sur la confrontation des points de vue et sur une "vérité plurielle"; ils ont voulu et permis la rencontre de plusieurs nationalités, la rencontre des étudiants et des enseignants dans un rapport d'individu à individu : il était question de bâtir ensemble une nouvelle société....

 

                                                                                         Rémi Faucherre

 

 



[1] Les références du mémoire sont les suivantes: Atypie‑Utopie, Vincennes‑ naissance d'une université (Mal 1968 janvier 1969). Rémi Faucherre. Maîtrise d'Histoire sous la direction de Michelle Perrot. Université Paris 7‑Diderot. Unité de Formation et de Recherche de Géographie‑Histoire‑Sciences Sociales; Année 1991‑1992. Ce mémoire est disponible à la Bibliothèque Universitaire et à la Bibliothèque Jean Bouvier de l'université Paris 8‑Vincennes‑à‑Saint‑Denis, à la Bibliothèque de Documentation Internationale Contemporaine (B.D.I.C.) à l'université Paris X‑Nanterre et à la Bibliothèque des maîtrises d'Histoire à l'université Paris 7‑Diderot (Jussieu).

[2] D.E.S.S.U.: Direction des Équipements Sportifs Scolaires et Universitaires

[3] A.T.O.S. : Administratifs, Techniciens et Ouvriers de Service.

[4 ] Même si c'est hors sujet, brièvement, que sera le devenir de Vincennes ? La défiance gouvernementale, de restriction en restriction, aboutira en définitive à la fermeture de Vincennes par le Ministre des Universités, Alice Saulnier‑Seïté, en août 1980, douze ans après sa création, à son transfert à Saint‑Denis et à l’effacement, à coups de bulldozers, de toute trace matérielle de son existence éphémère.