TEXTE ELABORE POUR LA COMMISSION PEDAGOGIQUE

PAR M. PLAISANCE, M. REBERIOUX, B. SLAMA

‑‑‑‑‑‑‑‑‑‑‑‑‑‑­

Mai 68 qui a mis à jour l'ampleur sinon la nature (toujours discutée) de la crise universitaire avait crée un rapport de force tel qu’il a fallu ouvrir, construire, une université expérimentale témoignant de la possibilité, dans le système français d'une ouverture sur le présent et peut-être l'avenir. Ainsi est née Vincennes. Dix années riches et difficiles témoignent de la vitalité combative du projet vincennois.

Années difficiles que ces années de l’après mai. Certes, il nous est arrivé d’obtenir quelques satisfactions partielles.: ainsi lors de notre campagne pour que nos diplômes de premier cycle aient l'équivalence avec le DEUG. Mais dans l’ensemble de la même façon qu’i1s restreignaient la portée de la loi d'orientation et bridaient l’innovation dans les autres universités, les pouvoirs publics inquiets du succès de l'expérience et notamment de la très forte demande étudiante ont cherche à circonscrire, disqualifier, affamer Vincennes. D'autre part, le foisonnement des engagements qui avaient conflué dans la création de cette université à vocation expérimentale rendait malaisée l'harmonisation des diverses accentuations du projet vincennois : sociale, pédagogique ou politique.

Mais ces années ont été riches. Les étudiants, très nombreux, peut-être trop, ont une diversité de provenance qui fait l'originalité de notre université. A côté des jeunes étudiants français bacheliers on y rencontre des travailleurs à plein temps, bacheliers ou non, qui apportent dans les UV le riche bagage de leur vie professionnelle, civique, syndicale, sociale, et des étudiants étrangers issus d'une autre culture dont la présence aide concrètement enseignants et étudiants français à sortir de leur franco-centrisme, notamment lorsqu'il s'agit d'étudiants des pays africains, arabes ou d’Amérique latine.

  Des innovations multiples ont pu être faites à Vincennes dans le contenu de l'enseignement, l'organisation des cursus, la manière d'enseigner ou celle d'articuler recherche et enseignement. Des disciplines nouvelles (arts plastiques, cinéma, informatique ... ) ont permis de compléter et de régénérer l'éventail des disciplines de lettres et sciences humaines. Ainsi des enseignements "de pointe" ont pu être créés, associant par exemple musique et informatique, arts plastiques et informatique.

Dans le même temps se développait un réseau de relations sociales internes et externes exceptionnelles ; relations entre étudiants, entre étudiants et enseignants, entre enseignants, et relations avec l'administration et les organes de gestion par l'intermédiaire des collectifs et des commissions.

Toute cette richesse, inséparable du potentiel humain qui constitue Vincennes est aussi inséparable de l'unité du lieu qui a rendu possible de multiples échanges suscitant l'innovation.

Au bout de dix ans d'expérience Vincennes est en état d'en recueillir les fruits, de faire pour elle-même et pour l'extérieur un bilan critique tourné vers l'avenir. C'est alors que par un processus cumulatif très rapide s'abattent sur elle une série de menaces qui parfois lui sont propres, parfois ont une incidence immédiate nationale, et qui toutes aboutissent, si on n'y met pas obstacle à son démantèlement.

Aux difficultés pédagogiques endémiques liées à l'insuffisance des moyens — que de temps consacré à obtenir la construction d'un nouveau bâtiment, à arracher la rallonge d'heures supplémentaires nécessaire à la survie de certains départements ! — s'ajoutent aujourd'hui une série de mesures qui portent atteinte au fonctionnement spécifique de Vincennes.

Les mesures se sont multipliées pour entraver l'entrée des étudiants étrangers et des salariés non-bacheliers (que Vincennes est la seule Université française à accueillir) ; c'est la préinscription obligatoire, l'exigence de ressources financières annuelles très élevées dûment prouvées, pour les étudiants étrangers ; l'exigence, légitime, de 2 ans d'activité salariée portée à 3 ans pour les non-bacheliers. Par ailleurs, de nouveaux enseignements de premier cycle (A.E.S., Droit, M.A.S.S.) qui ont été habilités pour délivrer le DEUG réservé aux bacheliers postérieurement au texte qui autorisait les équivalences se voient refuser le droit de décerner eux aussi un diplôme équivalent au DEUG, ce qui place les non‑bacheliers dans une situation d'inégalité. Un certain nombre de cursus, en raison du jeu de l’habilitation, restent d'ailleurs non "reconnus" : Théâtre, Cinéma, Philosophie, Sciences Politiques, etc ... Mais ce sont toutes les habilitations qui sont actuellement, comme dans les autres universités, menacées puisqu'il sera en 1979 procédé à leur remise en cause générale, dans le cadre de la révision annoncée de la carte universitaire.

Constamment entravé par l'insuffisance des locaux et du nombre des enseignants qui a conduit à des UV pléthoriques, le fonctionnement pédagogique est aujourd'hui menacé par l'exigence, pour le deuxième cycle, d'un retour à des modes de contrôle traditionnels qui vise en fait au retour à un mode d'enseignement traditionnel. Et le décret du 20 septembre 1978 qui imposera notamment aux assistants en poste depuis plus de 5 ans 15 heures d'enseignement hebdomadaires et qui entraînera la liquidation à court terme des chargés de cours et la diminution considérable du nombre des assistants frappe les enseignants de Vincennes comme l'ensemble de la communauté enseignante, et plus directement encore, par les conséquences pédagogiques qu'il induit.

Enseignements, cursus, diplômes, fonctionnement, modes de validation du travail, entrée des étrangers et des non‑bacheliers, c'est tout Vincennes qui est en question.

Et c'est bien ce qui apparaît à travers la menace d'un transfert à Saint-Denis en 1979. Cette décision unilatérale ne tient compte ni de l'opposition résolue de Vincennes, ni de celle de Paris XIII. Elle a commencé par l'occupation par des CRS de l'I.U.T. de Saint-Denis sur le territoire duquel on prétend nous installer et par l'expulsion de ses usagers. Elle aboutirait à un formidable gâchis : la double destruction des bâtiments de l'I.U.T. de Saint-Denis et de l'Université de Vincennes qui datent les uns et les autres de moins de 10 ans. Choisir délibérément ce terrain, ridiculement exigu, réduire d'une manière aussi drastique les capacités d'accueil de l'Université. C'est laisser à la porte des milliers d'étudiants, c'est faire éclater des enseignements, déplacer dans d'autres lieux une partie des enseignants et du personnel. Ce projet a un nom : le démantèlement de PARIS VIII.

DE L'USAGE PEDAGOGIQUE DU DEMANTELEMENT

A quoi bon ? Pourquoi redoubler, s'agissant de Vincennes, les coups portés à l'enseignement supérieur tout entier ? Cet acharnement semble à la mesure du projet expérimental vincennois et de la spécificité pédagogique peu à peu définie. C'est elle que vise le démantèlement : réalité dès à présent, menaces urgentes venues de partout.

Inégale certes, selon les disciplines, et inévitablement inégale, la diversification de l’enseignement constitue un trait majeur de notre identité. L’heureuse hétérogénéité de la population étudiante la rend indispensable : l'acquisi­tion des savoir-faire au cours un cursus donné doit partir des intérêts, de l’expérience et des motivations des individus. Il faut donc offrir aux étudiants de nombreuses UV couvrant des champs divers et s’adressant à divers publics selon des horaires qui ne sacrifient ni les travailleurs du jour ni ceux de la nuit. Pour éviter un éparpillement excessif il faut en outre donner la possibilité de moduler connaissances et modes d'approche selon des regroupements, souvent interdisciplinaires qu'un même objet de recherche ou une même mise en perspective méthodologique rendent cohérents : grappes d'UV, blocs, filières, voire sous­- dominantes : ce dernier terme rend un son plus administratif mais il recouvre la même réalité et désigne le même type de possibilités. La richesse et l'effica­cité du système supposent non seulement la coexistence mais la collaboration de recherches et d'enseignements très divers. Y porter atteinte c'est fausser, c'est blesser le fonctionnement pédagogique de l'Université. L'ensemble des disciplines et des enseignants qui concourent à la nécessaire diversification de l'enseigne­ment doit être à tout prix préservé.

  La diversité des modes de validation n’est pas moins indispensable. Le contrôle diffère d’une UV à l'autre et très souvent à l'intérieur d'une même UV dès lors que l'on veut adapter l'enseignement non seulement aux thèmes traités mais aux besoins et aux attentes des étudiants. Plutôt que d'un contrôle mieux vaudrait parler d'ailleurs d'une évaluation propre à chaque individu. Mène si la pénurie la rend souvent difficile, qui doutera dès lors de la nécessité de récuser le système de l'examen traditionnel auquel, par le biais d'un pourcentage pseudo libéral – les 20% – on entend aujourd'hui nous ramener.

Aux étudiants engagés dans la vie professionnelle comme aux jeunes gens désireux d'échapper à la pure et simple reproduction du savoir du maître et soucieux de participer à la promotion de leur propre culture, l'unité de base de l’enseignement vincennois offre un cadre : l'UV de trois heures, en moyenne, pla­cée dans le cadre de l'équipe pédagogique, sous la responsabilité de l'enseignant, quel que soit son grade – parfois de deux on trois – permet 1a production d'un travail qui dépasse la traditionnelle dichotomie Cours–Travaux dirigés. Le temps n'est plus où le cours magistral du professeur était complété par les travaux pratiques d'assistants ou de chargés de cours qui avaient pour mission d'en assurer à l'examen une bonne répétition. Non que l'enseignant doive à Vincennes se taire. Mais sa fonction à changé de dimension. Il est celui qui aide la travail à s'organiser, propose les livres à lire, anime le débat et oriente vers la recherche l'activité de chacun. La liquidation du système des UV par le biais de l’allongement du service des assistants – qui donc envisagera d'assurer cinq UV sur des thèmes différents ? – porterait un coup décisif à une organisation qui constitue la clef de notre système, à la fois par les relations d'égalité qu'elle postule entre les enseignants et par les conséquences sur le style de l'enseignement dont elle est porteuse.

Une des responsabilités de l’enseignant est justement, tout en attachant la plus grande importance au travail de chacun, d'encourager l'apprentissage de la découverte collective. Qu'il s'agisse du débat de toute l'UV sur des documents éclairés et explorés en commun, de la discussion collective d'un travail individuel ou de l'organisation de petits groupes chargés de responsabilités devant l’UV toute entière, la pédagogie individuelle de Vincennes n'est pas une pédagogie individualiste. C'est vers les recherches et les réalisations collectives, parfois conduites sur plusieurs années, que le travail s'oriente : montage audio‑visuel ou film, réalisation de dossiers d'un atlas ou d'une exposition, peinture à fresque, article, voire livre. L'expression orale, la création artistique, l’écriture peuvent se combiner de manières diverses.

La préservation de ce tissu pédagogique qui englobe la totalité des départements et des cursus constitue-t-elle un luxe ? La misère de Vincennes, les conditions matérielles si difficiles dans lesquelles depuis de longues années se débat l'Université : voici une première réponse. Il en est une autre. L'appro­fondissement, dans la crise sociale, de la crise de l'enseignement et en parti­culier de la crise universitaire atteint aujourd'hui une ampleur inégalée. Par l'élargissement démocratique et culturel qu'elle tente de promouvoir, par les nouveaux regards jetés sur la connaissance et sur les modes de renouvellement des connaissances, Vincennes a essayé ‑ Vincennes essaie ‑ de proposer une issue à la crise. Ouverte à un public de travailleurs qui sera celui de l'Université de demain – à moins qu'elle ne s'enferme dans une conception à fois élitiste et passéiste de la culture ‑ Vincennes tente de réaliser une triple mission : faire naître chez tous le désir et rendre sensible le plaisir de la recherche, assurer le recyclage culturel de ceux qui ont besoin moins d'acquérir de nouvelles connaissances que de savoir comment les acquérir et de réfléchir aux conditions de leur acquisition, préparer les jeunes gens moins à des emplois qu'à une forma­tion, à long terme seule garante de l'emploi.­

C'est pourquoi nous appelons, non seulement les usagers actuels ou passés de Vincennes, mais ses usagers potentiels ‑ hommes de la culture et du travail ‑ à manifester leur volonté que Vincennes ne soit pas défigurée, que Vincennes ne soit pas démantelée, que Vincennes survive.

La mise en concurrence des Universités n'est pas notre fait. Vincennes n'est opposable à personne. Elle fait partie d'un patrimoine culturel que nous entendons défendre.

Nous appelons au respect d'un certain enracinement : il n'est pas d'université démontable, baladeuse.

Nous appelons à la création d'autres Vincennes : il n'est pas d'expérience qui se satisfasse de son ghetto.

Nous appelons à la poursuite de l'expérience et à sa nécessaire évolution : il n'est pas d'histoire immobile.