Poète et étudiant.

Le devoir de parler.

 

Qu'est-ce que la poésie ? Ou plus exactement, dans quelle condition désigne-t-on un texte comme « de la poésie ». Selon Meschonnic, l'existence de la Bible a pour conséquence que, dans le discours, ou le monde hébreu - ou juif, la poésie n'existe pas. Est-ce parce que c'est Dieu qui est le seul à écrire, ou à faire écrire, ou peut-être à faire dire des textes qui soient appelés poésie ? Cela impliquerait que pour être poète, il faut vivre dans un monde sans dieu, ou du moins avec un dieu  – ou des dieux – qui n'ont pas ou plus droit à s'exprimer par des phrases.

Il y a des mondes où pour être défini comme poète, il faut que l'on produise des vers. Peu importe comment est défini  le   vers :  nombre, rythme, rime, couleur peut-être, grammaire, variété de langue... on peut inventer des myriades de  distinctions entre vers et prose. Dans le monde francophone actuel, on peut penser que la poésie est définie par le grand nombre des retour-charriot, et l'absence ou le petit nombre de signes de ponctuation. Signes typographiques, fort peu de choses, mais l'essentiel est qu'ils existent. À l'opposé de ces faibles signes, on peut très bien définir un monde où pour être poète, il faut écrire des vers de quatorze pieds ou de six mètres ; et un autre où, quoi que l'on écrive, on ne peut être poète. Un autre où la seule hétérogénéité possible est d'être chanteur, ou couseur de chansons, avec une cithare pour accompagner. Etc.

Ce qui compte donc c'est non pas la poétique, ou la métrique, qui sont des compétences ethnologiques – et donc respectables et scientifiques, comme la morphologie des barriques et la valeur d'un demi ton musical. C'est plutôt la définition sociale, dans une société sufisamment débarrassée d'un dieu et d'une hiérarchie trop pesantes, de quelqu'un qui a le droit d'être « parlant. » Ou peut-être, si l'on prend au sérieux le mot de poète, « faiseur » de phrases. Droit, et donc fonction sociale. Et la conséquence de cette autorisation est une métrique qui permet au poétisé de montrer aux autres qu'il participe de cette nature de poète, puisqu'il fabrique du poème. En d'autres termes, ce n'est pas le fait de faire du poème qui compte, c'est le fait d'être poète, et donc de fabriquer du poème pour le manifester.

À partir de ces billevesées, on peut aussi faire remarquer que le type de forme langagière que l'on utilise – poétique, grossier, savant, argotique, etc – sert essentiel­lement à définir un type de rôle ou d'essence dans telle société. L'une de ces formes de langage n’a de sens que si elle coexiste avec d'autres, dont la forme « pure », ou inodore, qui n'existe guère, est l'idiome commun. Je dis « amphion », je dis « bronze », je dis « l'astre des nuits », je suis poète dix-neuvièmiste. Je dis merde, je suis grossier. Je dis lourde, je suis initié. L'essentiel étant plus le je suis que l'attribut évoqué. Sauf que dans telle société, à telle époque, il vaut mieux être grossier, ou poète. Plus utile, ou utilisable.

Et les étudiants ? Les étudiants, dit la chanson, sont des vides. Des de plus en plus vides. Jadis, les étudiants savaient que.. maintenant ils ne... . Jadis les étudiants parlaient en cours, dit la chanson vincennoise, maintenant ils ne parlent plus. Et la chanson conclut en disant que d'une part les étudiants, comme tous les étudiants de toutes les universités et de toutes les époques, sont dégénérés ; elle dit aussi qu'ils n'ont plus rien à dire, parce qu'ils ne savent rien, et c'est la faute de leurs professeurs. Pas les actuels, les autres, du secondaire, voire du primaire. Fin de ces lieux communs, qu'il est toujours sage de redire pour qu'un contradicteur ne fasse pas appel à eux, en précisant que c'est une idée nouvelle.

Et si le problème des étudiants était tout simplement qu'ils sont dans un monde où le fait de parler, pour un étudiant, n'a pas de statut, de rôle, de nom ? On peut prendre la parole, ou plutôt la plume et devenir poète, on peut gueuler et devenir loubard, on ne peut pas étant étudiant, faire autre chose qu'ouvrir la bouche. De préférence pour bailler, quelquefois pour répéter : cela s'appelle un exposé.

Si l'on a quelque chose à dire sur Vincennes, c'est qu'il s'est produit un phénomène où des étudiants ont parlé. Pourquoi, comment, quel était leur statut ? Quel rôle, quel langage, quelle reconnaissance sociale, dans quelle société ? Et, dit-on, il y a parfois des cours où certains étudiants parlent. Comment, pourquoi, encore ?

Un exemple personnel. Une UE sur Aimé Césaire, le Cahier d'un retour au pays natal. Début du cours. Je dis : je suis blanc, c'est visible, je ne suis pas colonisé. Il y a donc des choses parmi celles qui sont à dire sur ce texte, qui ne me viennent pas à l'esprit. Par contre, à ce même âge, j'ai été comme Césaire élève de l'ENS, fils de fonctionnaire, latiniste, etc. Il y a des choses que je peux dire, et qui ne viennent pas nécessairement à l'esprit des étudiants actuels. Qui visiblement auront des points de vue différents : des antillais, un haïtien, des français d'ici, ou de la Réunion, des Africains. Il y avait, potentiellement, pour chacun d'eux, et peut-être artificiellement mise en place, une situation à partir de laquelle parler est possible. Ils parlent. Et pour la plupart, dans une langue d'universitaire...

Petite anecdote intéressante, mais qui montre seulement qu'un prof peut parfois, s'il est assez habile après quelques années de ce métier, manipuler les étudiants pour leur faire croire qu'ils existent, ou plus précisément qu'ils occupent une place où il y a quelque chose à dire. À ce moment là, ils parlent. Ils ne sont donc pas aphones ou stupides, et c'est toujours intéressant de le vérifier. Mais cela donne-t-il une réponse sur le monde qu'il faudrait créer où des étudiants, comme les archéo-vincennois, parleraient ? Leur langue ?

Quel monde créer dans lequel les étudiants, par leur origine différente de celle des enseignants (autre culture, autre classe sociale, autre religion, que sais-je) sont conduits à prendre la parole parce qu'il y a quelque chose à dire qui ne peut l'être sinon par eux-mêmes. Ou disons le autrement : dans lequel être barbare donne le droit de parler. Ou bien une planète dans lequel les étudiants ne sont pas encore embués de prose, et donc peuvent parler, parce qu'ils naissent, de droit, poètes.

Oserai-je conclure que si, à Vincennes, des étudiants parlaient, c'est que, d'une façon ou d'une autre, les étudiants avaient des choses à dire, ou une manière de les dire (est-ce tellement différent ?) que leurs maîtres n'avaient pas. Et pourquoi les étudiants actuels n'ont-ils plus ce quelque chose à dire ? Les maîtres se sont-ils emparés de tous les modes de parler ? Hypothèses déraisonnables.

Maurice Courtois

 

[mai 98, colloque mémoire et avenir]